Nouveaux Contes à Ninon. Emile ZolaЧитать онлайн книгу.
pas besoin de venir mettre le nez dans nos affaires. Puis, pour te garder encore. j'entamerai une longue histoire, la dernière, celle qui nous mènera, je l'espère, jusqu'au matin. Elle est tout au bout des autres, placée à dessein pour t'endormir dans mes bras. Nous laisserons tomber le volume, et nous nous embrasserons.
Ah! Ninon, quelle débauche de blanc et de rose! Je ne promets pas cependant que, malgré tous mes soins à enlever les épines, il ne reste pas quelque goutte de sang dans ma botte de fleurs. Je n'ai plus les mains assez pures pour nouer des bouquets sans danger. Mais ne t'inquiète point: si tu te piques, je baiserai tes doigts, je boirai ton sang. Ce sera moins fade.
Demain, j'aurai rajeuni de dix ans. Il me semblera que j'arrive de la veille, du fond de notre jeunesse, avec le miel de ton baiser aux lèvres. Ce sera le recommencement de ma tâche. Ah! Ninon, je n'ai rien fait encore. Je pleure sur cette montagne de papier noirci; je me désole à penser que je n'ai pu étancher ma soif du vrai, que la grande nature échappe à mes bras trop courts. C'est l'âpre désir, prendre la terre, la posséder dans une étreinte, tout voir, tout savoir, tout dire. Je voudrais coucher l'humanité sur une page blanche, tous les êtres, toutes les choses; une oeuvre qui serait l'arche immense.
Et ne m'attends pas de longtemps au rendez-vous que je t'ai donné, en Provence, après la tâche achevée. Il y a trop à faire. Je veux le roman, je veux le drame, je veux la vérité partout. Ne m'apporte plus ton cher souvenir que la nuit; viens sur le rayon de lune qui glisse entre mes rideaux, à l'heure où je pourrai pleurer avec toi sans être vu. J'ai besoin de toute ma virilité. Plus tard, oh! plus tard, ce sera moi qui irai te retrouver dans les campagnes tièdes encore de nos tendresses. Nous serons bien vieux; mais nous nous aimerons toujours. Tu me mèneras en pèlerinage sur la berge, au bord de l'eau, réveillée à peine; dans les trous de feuilles, avec la campagne ardente dormant autour de nous; au milieu des prés, lentement noyés sous le flot bleuâtre du crépuscule; le long de la route interminable, insoucieux des étoiles, au seul bonheur de nous perdre dans l'ombre. Et les arbres, les brins d'herbe, jusqu'aux cailloux, nous reconnaîtront de loin, à nos baisers, et nous souhaiteront la bien-venue.
Écoute, pour que nous ne nous cherchions pas je veux te dire derrière quelle haie j'irai te prendre. Tu sais l'endroit où la rivière fait un coude, après le pont, plus bas que le lavoir, juste en face du grand rideau de peupliers? Souviens-toi, nous nous y sommes baisé les mains, un matin de mai. Eh bien! à gauche, il y a une haie d'aubépines, ce mur de verdure au pied duquel nous nous couchions pour ne plus voir que le bleu du ciel. C'est derrière la haie d'aubépines, ma chère âme, que je te donne rendez-vous, à des années, un jour de soleil pâle, lorsque ton coeur me saura dans les environs.
ÉMILE ZOLA.
Paris, 1er octobre 1874.
CONTES
UN BAIN
Je te le donne en mille, Ninon. Cherche, invente, imagine: un vrai conte bleu, quelque chose de terrifiant et d'invraisemblable… Tu sais, la petite baronne, cette excellente Adeline de C***, qui avait juré… Non, tu ne devinerais pas, j'aime mieux te tout dire.
Eh bien! Adeline se remarie, positivement. Tu doutes, n'est-ce pas? Il faut que je sois au Mesnil-Rouge, à soixante-sept lieues de Paris, pour croire à une pareille histoire. Ris, le mariage ne s'en fera pas moins. Cette pauvre Adeline, qui était veuve à vingt-deux ans, et que la haine et le mépris des hommes rendaient si jolie! En deux mois de vie commune, le défunt, un digne homme, certes, pas trop mal conservé, qui eût été parfait sans les infirmités dont il est mort, lui avait enseigné toute l'école du mariage. Elle avait juré que l'expérience suffisait. Et elle se remarie! Ce que c'est que de nous, pourtant!
Il est vrai qu'Adeline a eu de la malechance. On ne prévoit pas une aventure pareille. Et si je te disais qui elle épouse! Tu connais le comte Octave de R***, ce grand jeune homme qu'elle détestait si parfaitement. Ils ne pouvaient se rencontrer sans échanger des sourires pointus, sans s'égorger doucement avec des phrases aimables. Ah! les malheureux! si tu savais où ils se sont rencontrés une dernière fois… Je vois bien qu'il faut que je te conte ça. C'est tout un roman. Il pleut ce matin. Je vais mettre la chose en chapitres.
Le Château est à six lieues de Tours. Du Mesnil-Rouge, j'en vois les toits d'ardoise, noyés dans les verdures du parc. On le nomme le Château de la Belle-au-Bois-dormant, parce qu'il fut jadis habité par un seigneur qui faillit y épouser une de ses fermières. La chère enfant y vécut cloîtrée, et je crois que son ombre y revient. Jamais pierres n'ont eu une telle senteur d'amour.
La Belle qui y dort aujourd'hui est la vieille comtesse de M***, une tante d'Adeline. Il y a trente ans qu'elle doit venir passer un hiver à Paris. Ses nièces et ses neveux lui donnent chacun une quinzaine, à la belle saison. Adeline est très-ponctuelle. D'ailleurs, elle aime le Château, une ruine légendaire que les pluies et les vents émiettent, au milieu d'une forêt vierge.
La vieille comtesse a formellement recommandé de ne toucher ni aux plafonds qui se lézardent, ni aux branches folles qui barrent les allées. Elle est heureuse de ce mur de feuilles qui s'épaissit là, chaque printemps, et elle dit, d'ordinaire, que la maison est encore plus solide qu'elle. La vérité est que toute une aile est par terre. Ces aimables retraites, bâties sous Louis XV, étaient, comme les amours du temps, un déjeuner de soleil. Les plâtres se sont fendus, les planchers ont cédé, la mousse a verdi jusqu'aux alcôves. Toute l'humidité du parc a mis là une fraîcheur où passe encore l'odeur musquée des tendresses d'autrefois.
Le parc menace d'entrer dans la maison. Des arbres ont poussé au pied des perrons, dans les fentes des marches. Il n'y a plus que la grande allée qui soit carrossable; encore faut-il que le cocher conduise ses bêtes à la main. A droite, à gauche, les taillis restent vierges, creusés de rares sentiers, noirs d'ombre, où l'on avance, les mains tendues, écartant les herbes. Et les troncs abattus font des impasses de ces bouts de chemins, tandis que les clairières rétrécies ressemblent à des puits ouverts sur le bleu du ciel. La mousse pend des branches, les douces-amères tendent des rideaux sous les futaies; des pullulements d'insectes, des bourdonnements d'oiseaux qu'on ne voit pas, donnent une étrange vie à cette énormité de feuillages. J'ai eu souvent de petits frissons de peur, en allant rendre visite à la comtesse; les taillis me soufflaient sur la nuque des haleines inquiétantes.
Mais il y a surtout un coin délicieux et troublant, dans le parc: c'est à gauche du Château, au bout d'un parterre, où il ne pousse plus que des coquelicots aussi grands que moi. Sous un bouquet d'arbres, une grotte se creuse, s'enfonçant au milieu d'une draperie de lierre, dont les bouts traînent jusque dans l'herbe. La grotte, envahie, obstruée, n'est plus qu'un trou noir, au fond duquel on aperçoit la blancheur d'un Amour de plâtre, souriant, un doigt sur la bouche. Le pauvre Amour est manchot, et il a, sur l'oeil droit, une tache de mousse qui le rend borgne. Il semble garder, avec son sourire pâle d'infirme, quelque amoureuse dame morte depuis un siècle.
Une eau vive, qui sort de la grotte, s'étale en large nappe au milieu de la clairière; puis, elle s'échappe par un ruisseau perdu sous les feuilles. C'est un bassin naturel, au fond de sable, dans lequel les grands arbres se regardent; le trou bleu du ciel fait une tache bleue au centre du bassin. Des joncs ont grandi, des nénufars ont élargi leurs feuilles rondes. On n'entend, dans le jour verdâtre de ce puits de verdure, qui semble s'ouvrir en haut et en bas sur le lac du grand air, que la chanson de l'eau, tombant éternellement, d'un air de lassitude douce. De longues mouches d'eau patinent dans un coin. Un pinson vient boire, avec des mines délicates, craignant de se mouiller les pattes. Un frisson brusque des feuilles donne à la mare une pâmoison de vierge dont les paupières battent. Et, du noir de la grotte, l'Amour de plâtre commande le silence, le repos, toutes les discrétions des eaux et des bois, à ce coin voluptueux de nature.
Lorsque Adeline accorde une quinzaine à sa tante, ce pays de loups s'humanise. Il faut élargir les allées pour que les jupes d'Adeline puissent passer. Elle est venue, cette saison, avec trente-deux malles, qu'on a dû porter à bras, parce que le camion du chemin de fer n'a jamais osé s'engager dans les arbres. Il y serait resté, je te le jure.
D'ailleurs, Adeline est une sauvage, comme tu sais.