Les mystères du peuple, Tome V. Эжен СюЧитать онлайн книгу.
vient-elle? Oh! elle vient de loin, des montagnes du Jura d'abord; puis en route elle s'est grossie d'un grand nombre d'habitants des lieux qu'elle traversait; des esclaves, des colons, des hommes des cités, des femmes, des enfants, des vieillards, tous ont quitté leurs champs, leurs huttes, leurs villes; colons et esclaves, au risque de la mutilation, de la prison et du fouet au retour; citadins, au risque de la fatigue de ce voyage rapide, qui, pour les uns, durait depuis deux jours, pour les autres, depuis un jour, un demi-jour, deux heures, une heure, selon qu'ils s'étaient joints à la foule depuis plus ou moins longtemps. Mais cette foule si empressée, qui l'attirait ainsi? Ces mots répétés de proche en proche: – C'est la reine Brunehaut qui passe… on l'emmène prisonnière pour la livrer au fils de Frédégonde… – Oui, telle était la haine, le dégoût, l'horreur, l'épouvante qu'inspiraient en Gaule ces deux noms, Frédégonde et Brunehaut, qu'un grand nombre de gens n'avaient pu résister à la curiosité terrible de voir et de savoir ce qu'il allait advenir de la capture de Brunehaut par le fils de Frédégonde. Cette multitude s'avançait donc vers le village de Ryonne… Une cinquantaine de guerriers à cheval ouvraient la marche, puis venait le connétable Herpon, armé de toutes pièces, derrière lui, entre deux cavaliers qui tenaient la bride de sa haquenée, on voyait Brunehaut; cette vieille reine, garrottée sur sa selle, avait les mains liées derrière le dos, sa longue robe pourpre brodée d'or, couverte de poussière et de boue, tombait presque en lambeaux, par suite de la résistance désespérée de cette femme indomptable lorsqu'elle fut atteinte par le connétable Herpon et par ses hommes; une des manches et la moitié de son corsage arrachés, laissaient nus un des bras de la reine, ainsi que son cou et ses épaules couvertes de meurtrissures livides, bleuâtres, à demi cachées par ses longs cheveux blancs, dénoués, hérissés, emmêlés; on voyait sur sa chevelure des débris d'ordures et de fumier, que le peuple lui avait jetés sur la route en l'accablant d'injures. De temps à autre elle tâchait, par un mouvement de tête convulsif, de dégager son front voilé par son épaisse chevelure… alors apparaissait son visage, hideux, horrible. Avant de se laisser prendre, elle s'était défendue comme une lionne; on voulait surtout l'amener vivante au fils de Frédégonde. Dans la lutte brutale et acharnée du connétable Herpon et de ses hommes contre Brunehaut, on lui avait donné des coups de poing, des coups de pied; on lui avait meurtri les bras, les épaules, le sein, le visage; un de ses yeux portait encore l'empreinte d'une atteinte violente; les paupières et une partie de la joue disparaissaient sous une large contusion noirâtre; sa lèvre supérieure, fendue et gonflée, par suite d'un coup qui lui avait cassé deux dents, était couverte de sang desséché; cependant, telle était l'énergie sauvage de cette créature, que son front restait altier, son regard étincelant d'un orgueil farouche… Chargée de liens, meurtrie, déguenillée, couverte de poussière, de boue, Brunehaut semblait encore redoutable: cris, huées, menaces, rien, durant cette longue route, n'avait pu ébranler cette âme inflexible…
Bientôt Clotaire II, sortant du village dans sa hâte de jouir de la vue de sa victime, accourut à sa rencontre, accompagné de Warnachaire; d'autres seigneurs de Bourgogne et d'Austrasie, qui avaient pris parti pour Clotaire, l'accompagnaient; c'étaient les duks Pépin, Arnolf, Alethée, Eudelan, Roccon, Sigowald, l'évêque de Troyes, et d'autres encore. Le connétable Herpon, à la vue du roi, voulut se rapprocher de lui; il fit un signe aux deux cavaliers qui conduisaient la monture de Brunehaut, et partit au galop; les deux guerriers, se guidant sur son allure, emmenèrent la vieille reine; celle-ci, non garrottée, se fût tenue en selle comme une amazone; mais gênée par les liens qui l'assujettissaient, elle ne pouvait suivre avec souplesse les mouvements de sa monture, de sorte que le galop de sa haquenée imprimait au corps de Brunehaut des soubresauts ridicules. La foule et les guerriers de l'escorte, la suivant en courant, l'accablèrent de railleries et de huées. Enfin, le connétable Herpon rejoignit le roi, sauta à bas de son cheval, et dit à ses hommes en leur montrant la reine: – Mettez-la par terre… laissez-lui seulement les mains attachées derrière le dos.
Les cavaliers obéirent, et dénouèrent les cordes qui garrottaient la reine sur sa selle; mais la rude pression des liens avait tellement endolori ses jambes, que, ne pouvant se tenir debout, elle tomba d'abord sur ses genoux. Craignant que l'on n'attribuât sa chute à la faiblesse ou à la crainte, elle s'écria: – J'ai les membres engourdis, sans cela je resterais debout… Brunehaut ne s'agenouille pas!..
Les guerriers franks ayant relevé la reine, la soutinrent. Sa haquenée de prédilection, qu'elle montait le jour de la bataille, et dont elle venait de descendre, allongea sa tête intelligente et lécha doucement les mains de la reine attachées derrière son dos… Pour la première fois, et pendant un moment, les traits de Brunehaut exprimèrent autre chose qu'un orgueil farouche ou une rage concentrée; elle tourna comme elle put la tête par-dessus son épaule et dit à sa haquenée d'une voix presque attendrie: – Pauvre animal! tu as tâché de me sauver par la rapidité de ta course… tes forces ont trahi ton courage; maintenant tu me dis adieu à ta manière… Toi seul tu n'éprouves pas de haine contre Brunehaut; mais Brunehaut est fière d'être haïe par tous… car elle est redoutée par tous…
Clotaire II s'approcha lentement de la vieille reine. Un cercle immense, composé des seigneurs franks, des guerriers de l'armée et de la foule qui l'avait suivie, se forma autour du fils de Frédégonde et de sa mortelle ennemie. La vue de ce roi, la volonté de ne pas défaillir devant lui, donnèrent à Brunehaut une énergie, une force surhumaines. Elle s'écria d'un air farouche en s'adressant aux guerriers qui la soutenaient par-dessous les bras: – Arrière! je saurai me tenir debout!..
Elle se tint debout en effet, et fit deux pas à l'encontre du roi, comme pour lui prouver qu'elle ne ressentait ni faiblesse ni crainte. Clotaire et Brunehaut se trouvèrent ainsi tous deux face à face au milieu du cercle qui se rétrécit de plus en plus. Un grand silence se fit dans cette foule; toutes les respirations étaient suspendues, on attendait avec anxiété le résultat de cette terrible entrevue. Le fils de Frédégonde, les deux bras croisés sur sa poitrine palpitante d'un triomphe farouche, contemplait silencieusement sa victime. Celle-ci, le front superbe, le regard intrépide, dit de sa voix mordante, sonore, qui retentit au loin:
– Et d'abord, bonjour, duk Warnachaire, lâche soldat… toi qui as commandé à mon armée de fuir sans combattre; ton infâme trahison m'a perdue… Gloire à toi! tu as vaincu mes soupçons, tu m'as livrée à mon ennemi… me voici donc moi, moi, fille, femme, mère de rois… me voici garrottée, me voici la figure meurtrie de coups de poing que l'on m'a donnés… me voici souillée de fumier, de boue et d'ordures que les populations m'ont jetés sur la route… Triomphe, fils de Frédégonde! triomphe, jeune homme! depuis deux jours le peuple couvre de huées, de mépris et de fange, non-seulement moi, mais en ma personne la royauté franque! la tienne, celle de ta race! Triomphe! la royauté ne se relèvera pas du coup que tu m'as porté!
– Glorieux roi! – dit tout bas l'évêque de Troyes à Clotaire II, – si vous m'en croyez, vous ne laisserez point parler cette femme diabolique; sa langue est plus venimeuse que celle d'un aspic…
– Non, non; je veux d'abord la torturer dans son orgueil, je veux la rendre l'horreur et la risée de cette populace!
Pendant ces quelques mots, échangés entre le prélat et le roi, Brunehaut avait continué d'une voix de plus en plus retentissante en se tournant vers la foule des guerriers:
– Et le peuple stupide! le peuple hébété nous respecte… nous craint, nous autres de race royale, qui nous traitons si royalement entre nous… C'est pourtant une face royale et couronnée que ma figure meurtrie à coups de poing, comme celle d'une vile esclave! Tenez, guerriers, la mère de votre roi que voilà, devait me ressembler lorsqu'elle avait été battue par quelque goujat, son amant! vous savez, Frédégonde… cette infâme créature, prostituée à tous les valets du palais de Chilpérik, avant d'être la concubine, puis l'épouse de ce glorieux roi, lorsqu'il eut, de ses propres mains, étranglé ma sœur Galeswinthe!..
– Oses-tu parler de prostitution, vieille louve blanchie dans la débauche! – s'écria Clotaire d'une voix non moins retentissante que celle de Brunehaut, – toi qui, rebutante et ridée, ne pouvais avoir d'amants qu'en les payant avec les fonctions du palais…
– Et ta mère Frédégonde!