La Conquête de Plassans. Emile ZolaЧитать онлайн книгу.
Puis, lorsque, après une longue attente derrière la porte de sa chambre, il crut surprendre, au second étage, un remuement de chaises, il descendit lentement, s'arrêtant un instant dans le vestibule, pour donner à l'abbé Bourrette le temps de le rejoindre.
– Tiens! vous voilà, monsieur l'abbé? Quelle heureuse rencontre!.. Vous retournez à Saint-Saturnin? Cela tombe à merveille. Je vais de ce côté. Nous vous accompagnerons, si ça ne vous dérange pas.
L'abbé Bourrette répondit qu'il serait enchanté. Tous deux montèrent lentement la rue Balande, se dirigeant vers la place de la Sous-Préfecture. L'abbé était un gros homme, au bon visage naïf, avec de grands yeux bleus d'enfant. Sa large ceinture de soie, fortement tendue, lui dessinait un ventre d'un rondeur douce et luisante, et il marchait, la tête un peu en arrière, les bras trop courts, les jambes déjà lourdes.
– Eh bien! dit Mouret sans chercher de transition, vous venez de voir cet excellent monsieur Faujas… J'ai à vous remercier, vous m'avez trouvé là un locataire comme il y en a peu.
– Oui, oui, murmura le prêtre; c'est un digne homme.
– Oh! pas le moindre bruit. Nous ne nous apercevons pas même qu'il y a un étranger chez nous. Et très-poli, très-bien élevé, avec cela… Vous ne savez pas, on m'a affirmé que c'était un esprit supérieur, un cadeau qu'on avait voulu faire au diocèse.
Et, comme ils se trouvaient au milieu de la place de la Sous-Préfecture, Mouret s'arrêta net, regardant fixement l'abbé Bourrette.
– Ah! vraiment, se contenta de répondre celui-ci, d'un air étonné.
– On me l'a affirmé… Notre évêque aurait des vues sur lui pour plus tard. En attendant, le nouveau vicaire se tiendrait dans l'ombre, pour ne pas exciter des jalousies.
L'abbé Bourrette avait repris sa marche, tournant le coin de la rue de la Banne. Il dit tranquillement:
– Vous me surprenez beaucoup… Faujas est un homme simple, il a même trop d'humilité. Ainsi, à l'église, il se charge des petites besognes que nous abandonnons d'ordinaire aux prêtres habitués. C'est un saint, mais ce n'est pas un garçon habile. Je l'ai à peine entrevu chez Monseigneur. Dès le premier jour, il a été en froid avec l'abbé Fenil. Je lui avais pourtant expliqué qu'il fallait devenir l'ami du grand-vicaire, si l'on voulait être bien reçu à l'évêché. Il n'a pas compris; il est de jugement un peu étroit, je le crains… Tenez, c'est comme ses continuelles visites à l'abbé Compan, notre pauvre curé, qui a pris le lit depuis quinze jours, et que nous allons sûrement perdre. Eh bien! elles sont hors de saison, elles lui feront un tort immense. Compan n'a jamais pu s'entendre avec Fenil; il faut vraiment arriver de Besançon pour ignorer une chose qui est connue du diocèse entier.
Il s'animait. Il s'arrêta à son tour à l'entrée de la rue Canquoin, se plantant devant Mouret.
– Non, mon cher monsieur, on vous a trompé: Faujas est innocent comme l'enfant qui vient de naître… Moi, je n'ai pas d'ambition, n'est-ce pas? Et Dieu sait si j'aime Compan, un coeur d'or! Ça n'empêche pas que je vais lui serrer la main en cachette. Lui-même me l'a dit: «Bourrette, je n'en ai plus pour longtemps, mon vieil ami. Si tu veux être curé après moi, tâche qu'on ne te voie pas trop souvent sonner à ma porte. Viens la nuit et frappe trois coups, ma soeur t'ouvrira.» Maintenant, j'attends la nuit, vous comprenez… C'est inutile de déranger sa vie. On a déjà tant de chagrins!
La voix s'était attendrie. Il joignit les deux mains sur son ventre, il reprit sa marche, ému d'un égoïsme naïf qui le faisait pleurer sur lui-même, tandis qu'il murmurait:
– Ce pauvre Compan, ce pauvre Compan…
Mouret restait perplexe. L'abbé Faujas finissait par lui échapper tout à fait.
– On m'avait pourtant donné des détails bien précis, essaya-t-il de dire encore. Ainsi, il était question de lui trouver une grande situation.
– Eh! non, je vous assure que non! s'écria le prêtre; Faujas n'a pas d'avenir… Un autre l'ait. Vous savez que je dîne tous les mardis chez monsieur le président. L'autre semaine, il m'avait prié instamment de lui amener Faujas. Il voulait le connaître, le juger sans doute… Eh bien! vous ne devineriez jamais ce que Faujas a fait. Il a refusé l'invitation, mon cher monsieur, il a refusé carrément. J'ai eu beau lui dire qu'il allait se rendre l'existence impossible à Plassans, qu'il achevait de se brouiller avec Fenil, en faisant une pareille impolitesse à monsieur Rastoil; il s'est entêté, il n'a rien voulu entendre… Je crois même, Dieu me pardonne! qu'il m'a dit, dans un moment de colère, qu'il n'avait pas besoin de s'engager en acceptant un dîner de la sorte.
L'abbé Bourrette se mit à rire. Il était arrivé devant Saint-Saturnin; il retint un instant Mouret à la petite porte de l'église.
– C'est un enfant, un grand enfant, continua-t-il. Je vous demande un peu, croire qu'un dîner de monsieur Rastoil pouvait le compromettre!.. Aussi votre belle-mère, la bonne madame Rougon, m'ayant chargé hier d'une invitation pour Faujas, ne lui avais-je pas caché que je craignais fort d'être mal reçu.
Mouret dressa l'oreille.
– Ah! ma belle-mère vous avait chargé d'une invitation? – Oui, elle était venue hier à la sacristie… Comme je tiens à lui être agréable, je lui avais promis d'aller voir aujourd'hui ce diable d'homme… Moi, j'étais certain qu'il refuserait.
– Et il a refusé?
– Non, j'ai été bien surpris, il a accepté.
Mouret ouvrit la bouche, puis la referma. Le prêtre clignait les yeux d'un air extrêmement satisfait.
– Il faut confesser que j'ai été bien habile… Il y avait plus d'une heure que j'expliquais à Faujas la situation de madame votre belle-mère. Il hochait la tête, ne se décidait pas, parlait de son amour de la retraite… Enfin j'étais à bout, lorsque je me suis souvenu d'une recommandation de cette chère dame. Elle m'avait prié d'insister sur le caractère de son salon, qui est, comme toute la ville le sait, un terrain neutre… C'est alors qu'il a semblé faire un effort et qu'il a consenti. Il a formellement promis pour demain… Je vais écrire deux lignes à l'excellente madame Rougon pour lui annoncer notre victoire.
Il resta encore là un moment, se parlant à lui-même, roulant ses gros yeux bleus.
– Monsieur Rastoil sera bien vexé, mais ce n'est pas ma faute… Au revoir, cher monsieur Mouret, bien au revoir; tous mes compliments chez vous.
Et il entra dans l'église, en laissant retomber doucement derrière lui la double porte rembourrée. Mouret regarda cette porte avec un léger haussement d'épaules.
– Encore un bavard, grommela-t-il; encore un de ces hommes qui ne vous laissent pas placer dix paroles, et qui parlent toujours pour ne rien dire… Ah! le Faujas va demain chez la noiraude; c'est bien fâcheux que je sois brouillé avec cet imbécile de Rougon.
Puis, il courut toute l'après-midi pour ses affaires. Le soir, en se couchant, il demanda négligemment à sa femme: – Est-ce que tu vas chez ta mère demain soir?
– Non, répondit Marthe; j'ai trop de choses à terminer. J'irai sans doute jeudi prochain.
Il n'insista pas. Mais, avant de souffler la bougie:
– Tu as tort de ne pas sortir plus souvent, reprit-il. Va donc chez ta mère, demain soir; tu t'amuseras un peu. Moi, je garderai les enfants.
Marthe le regarda, étonnée. D'ordinaire, il la tenait au logis, ayant besoin d'elle pour mille petits services, grognant quand elle s'absentait pendant une heure.
– J'irai, si tu le désires, dit-elle.
Il souffla la bougie, il mit la tête sur l'oreiller, en murmurant:
– C'est cela, et tu nous raconteras la soirée. Ça amusera les enfants.
VI
Le lendemain soir, vers neuf heures, l'abbé Bourrette vint prendre l'abbé Faujas; il lui avait promis d'être son introducteur, de le présenter dans le salon des