La Conquête de Plassans. Emile ZolaЧитать онлайн книгу.
tous les deux, semblaient échanger des politesses, tandis que l'éclat de leurs yeux démentait cette banalité jouée. Le piano se tut, et il fallut que l'aînée des demoiselles Rastoil chantât la Colombe du soldat, qui avait alors un grand succès.
– Votre début est tout à fait malheureux, murmurait Félicité; vous vous êtes rendu impossible, je vous conseille de ne pas revenir ici de quelque temps… Il faut vous faire aimer, entendez-vous? Les coups de force vous perdraient. L'abbé Faujas restait songeur.
– Vous dites que ces vilaines histoires ont dû être racontées par l'abbé Fenil? demanda-t-il.
– Oh! il est trop fin pour se mettre ainsi en avant; il aura soufflé ces choses dans l'oreille de ses pénitentes. Je ne sais s'il vous a deviné, mais il a peur de vous, cela est certain; il va vous combattre par toutes les armes imaginables… Le pis est qu'il confesse les personnes le plus comme il faut de la ville. C'est lui qui a fait nommer le marquis de Lagrifoul.
– J'ai eu tort de venir à cette soirée, laissa échapper le prêtre.
Félicité pinça les lèvres. Elle reprit vivement:
– Vous avez eu tort de vous compromettre avec un homme tel que ce Condamin. Moi, j'ai fait pour le mieux. Lorsque la personne que vous savez m'a écrit de Paris, j'ai cru vous être utile en vous invitant. Je m'imaginais que vous sauriez vous faire ici des amis. C'était un premier pas. Mais, au lieu de chercher à plaire, vous lâchez tout le monde contre vous… Tenez, excusez ma franchise, je trouve que vous tournez le dos au succès. Vous n'avez commis que des fautes, en allant vous loger chez mon gendre, en vous claquemurant chez vous, en portant une soutane qui fait la joie des gamins dans les rues.
L'abbé Faujas ne put retenir un geste d'impatience. Il se contenta de répondre:
– Je profiterai de vos bons conseils. Seulement, ne m'aidez pas, cela gâterait tout.
– Oui, cette tactique est prudente, dit la vieille dame. Ne rentrez dans ce salon que triomphant… Un dernier mot, cher monsieur. La personne de Paris tient beaucoup à votre succès, et c'est pourquoi je m'intéresse à vous. Eh bien! croyez-moi, ne vous faites pas terrible; soyez aimable, plaisez aux femmes. Retenez bien ceci, plaisez aux femmes, si vous voulez que Plassans soit à vous.
L'aînée des demoiselles Rastoil achevait sa romance, en plaquant un dernier accord. On applaudit discrètement. Madame Rougon avait quitté l'abbé Faujas pour féliciter la chanteuse. Elle se tint ensuite au milieu du salon, donnant des poignées de main aux invités qui commençaient à se retirer. Il était onze heures. L'abbé fut très-contrarié, lorsqu'il s'aperçut que le digne Bourrette avait profité de la musique pour disparaître. Il comptait s'en aller avec lui, ce qui devait lui ménager une sortie convenable. Maintenant, s'il partait seul, c'était un échec absolu; on raconterait le lendemain dans la ville qu'on l'avait jeté à la porte. Il se réfugia de nouveau dans l'embrasure d'une fenêtre, épiant une occasion, cherchant un moyen de faire une retraite honorable.
Cependant, le salon se vidait, il n'y avait plus que quelques dames. Alors, il remarqua une personne fort simplement mise. C'était madame Mouret, rajeunie par des bandeaux légèrement ondulés. Elle le surprit beaucoup par son tranquille visage, où deux grands yeux noirs semblaient dormir. Il ne l'avait pas aperçue de la soirée; elle était sans doute restée dans son coin, sans bouger, contrariée de perdre ainsi le temps, les mains sur les genoux, à ne rien faire. Comme il l'examinait, elle se leva pour prendre congé de sa mère.
Celle-ci goûtait une de ses joies les plus aiguës, à voir le beau monde de Plassans s'en aller avec des révérences, la remerciant de son punch, de son salon vert, des heures agréables qu'il venait de passer chez elle; et elle pensait qu'autrefois le beau monde lui marchait sur la chair, selon sa rude expression, tandis que, à cette heure, les plus riches ne trouvaient pas de sourires assez tendres pour cette chère madame Rougon. – Ah! madame, murmurait le juge de paix Maffre, on oublie ici la marche des heures.
– Vous seule savez recevoir, dans ce pays de loups, chuchotait la jolie madame de Condamin.
– Nous vous attendons à dîner demain, disait M. Delangre; mais à la fortune du pot, nous ne faisons pas de façons comme vous.
Marthe dut traverser cette ovation pour arriver près de sa mère. Elle l'embrassa, et se retirait, lorsque Félicité la retint, cherchant quelqu'un des yeux, autour d'elle. Puis, ayant aperçu l'abbé Faujas:
– Monsieur l'abbé, dit-elle en riant, êtes-vous un homme galant?
L'abbé s'inclina.
– Alors, ayez donc l'obligeance d'accompagner ma fille, vous qui demeurez dans la maison; cela ne vous dérangera pas, et il y a un bout de ruelle noire qui n'est vraiment pas rassurant.
Marthe, de son air paisible, assurait qu'elle n'était pas une petite fille, qu'elle n'avait pas peur; mais sa mère ayant insisté, disant qu'elle serait plus tranquille, elle accepta les bons soins de l'abbé. Et, comme celui-ci s'en allait avec elle, Félicité, qui les avait accompagnés jusqu'au palier, répéta à l'oreille du prêtre avec un sourire:
– Rappelez-vous ce que j'ai dit… Plaisez aux femmes, si vous voulez que Plassans soit à vous.
VII
Le soir même, Mouret, qui ne dormait pas, pressa Marthe de questions, voulant connaître les événements de la soirée. Elle répondit que tout s'était passé comme à l'habitude, qu'elle n'avait rien remarqué d'extraordinaire. Elle ajouta simplement que l'abbé Faujas l'avait accompagnée, en causant avec elle de choses insignifiantes. Mouret fut très-contrarié de ce qu'il appelait «l'indolence» de sa femme.
– On pourrait bien s'assassiner chez ta mère, dit-il en s'enfonçant la tête dans l'oreiller d'un air furieux; ce n'est certainement pas toi qui m'en apporterais la nouvelle.
Le lendemain, lorsqu'il rentra pour le dîner, il cria à Marthe, du plus loin qu'il l'aperçut:
– Je le savais bien, tu as des yeux pour ne pas voir, ma bonne … Ah! que je te reconnais là! Rester la soirée entière dans un salon, sans seulement te douter de ce qu'on a dit et fait autour de toi!.. Mais toute la ville en cause, entends-tu! Je n'ai pu faire un pas sans rencontrer quelqu'un qui m'en parlât.
– De quoi donc, mon ami? demanda Marthe étonnée.
– Du beau succès de l'abbé Faujas, pardieu! On l'a mis à la porte du salon vert.
– Mais non, je t'assure; je n'ai rien vu de semblable.
– Eh! je te l'ai dit, tu ne vois rien!.. Sais-tu ce qu'il a fait à Besançon, l'abbé? Il a étranglé un curé ou il a commis des faux. On ne peut pas affirmer au juste … N'importe, il paraît qu'on l'a joliment arrangé. Il était vert. C'est un homme fini.
Marthe avait baissé la tête, laissant son mari triompher de l'échec du prêtre. Mouret était enchanté.
– Je garde ma première idée, continua-t-il; ta mère doit manigancer quelque chose avec lui. On m'a raconté qu'elle s'était montrée très-aimable. C'est elle, n'est-ce pas, qui a prié l'abbé de t'accompagner? Pourquoi ne m'as-tu pas dit cela?
Elle haussa doucement les épaules, sans répondre.
– Tu es étonnante, vraiment! s'écria-t-il. Tous ces détails-là ont beaucoup d'importance … Ainsi, madame Paloque, que je viens de rencontrer, m'a dit qu'elle était restée avec plusieurs dames, pour voir comment l'abbé sortirait. Ta mère s'est servie de toi pour protéger la retraite du calottin, tu ne comprends donc pas!.. Voyons, tâche de te souvenir; que t'a-t-il dit, en te ramenant ici?
Il s'était assis devant sa femme, il la tenait sous l'interrogation aiguë de ses petits yeux.
– Mon Dieu, répondit-elle patiemment, il m'a dit des choses sans importance, des choses comme tout le monde peut en dire … Il a parlé du froid, qui était très-vif; de la tranquillité de la ville pendant la nuit; puis, je crois, de l'agréable soirée qu'il venait de passer.
– Ah! le tartufe!.. Et il ne t'a pas questionnée sur ta mère, sur les