La Conquête de Plassans. Emile ZolaЧитать онлайн книгу.
enjambées, que j'étais presque forcée de courir … Je ne sais ce qu'on a, à s'acharner ainsi après lui. Il n'a pas l'air heureux. Il grelottait, le pauvre homme, dans sa vieille soutane.
Mouret n'était pas méchant.
– Ça, c'est vrai, murmura-t-il; il ne doit pas avoir chaud, depuis qu'il gèle.
– Puis, continua Marthe, nous n'avons pas à nous plaindre de lui: il paye exactement, il ne fait pas de tapage… Où trouverais-tu un aussi bon locataire?
– Nulle part, je le sais… Ce que j'en disais, tout à l'heure, c'était pour te montrer combien peu tu fais attention, quand tu vas quelque part. Autrement, je connais trop la clique que ta mère reçoit, pour m'arrêter à ce qui sort du fameux salon vert. Toujours des cancans, des menteries, des histoires bonnes à faire battre les montagnes. L'abbé n'a sans doute étranglé personne, pas plus qu'il ne doit avoir fait banqueroute… Je le disais à madame Paloque: «Avant de déshabiller les autres, on ferait bien de laver son propre linge sale.» Tant mieux, si elle a pris cela pour elle!
Mouret mentait, il n'avait pas dit cela à madame Paloque. Mais la douceur de Marthe lui faisait quelque honte de la joie qu'il venait de témoigner, au sujet des malheurs de l'abbé. Les jours suivants, il se mit nettement du côté du prêtre. Ayant rencontré plusieurs personnages qu'il détestait, M. de Bourdeu, M. Delangre, le docteur Porquier, leur fit un magnifique éloge de l'abbé Faujas, pour ne pas dire comme eux, pour les contrarier et les étonner. C'était, à l'entendre, un homme tout à fait remarquable, d'un grand courage, d'une grande simplicité dans la pauvreté. Il fallait qu'il y eût vraiment des gens bien méchants. Et il glissait des allusions sur les personnes que recevaient les Rougon, un tas d'hypocrites, de cafards, de sots vaniteux, qui craignaient l'éclat de la véritable vertu. Au bout de quelque temps, il avait fait absolument sienne la querelle de l'abbé, il se servait de lui pour assommer la bande des Rastoil et la bande de la sous-préfecture.
– Si cela n'est pas pitoyable! disait-il parfois à sa femme, oubliant que Marthe avait entendu un autre langage dans sa bouche; voir des gens qui ont volé leur fortune on ne sait où, s'acharner ainsi après un pauvre homme qui n'a pas seulement vingt francs pour s'acheter une charretée de bois!.. Non, vois-tu, ces choses-là me révoltent. Moi, que diable! je puis me porter garant pour lui. Je sais ce qu'il fait, je sais comment il est, puisqu'il habite chez moi. Aussi je ne leur mâche pas la vérité, je les traite comme ils le méritent, lorsque je les rencontre… Et je ne m'en tiendrai pas là. Je veux que l'abbé devienne mon ami. Je veux le promener à mon bras, sur le cours, pour montrer que je ne crains pas d'être vu avec lui, tout honnête homme et tout riche que je suis… D'abord, je te recommande d'être très-aimable pour ces pauvres gens.
Marthe souriait discrètement. Elle était heureuse des bonnes dispositions de son mari à l'égard de leurs locataires. Rose reçut l'ordre de se montrer complaisante. Le matin, quand il pleuvait, elle pouvait s'offrir pour faire les commissions de madame Faujas. Mais celle-ci refusa toujours l'aide de la cuisinière. Cependant, elle n'avait plus la raideur muette des premiers temps. Un matin, ayant rencontré Marthe, qui descendait du grenier où l'on conservait les fruits, elle causa un instant, elle s'humanisa même jusqu'à accepter deux superbes poires. Ce furent ces deux poires qui devinrent l'occasion d'une liaison plus étroite.
L'abbé Faujas, de son côté, ne filait plus si rapidement le long de la rampe. Le frôlement de sa soutane sur les marches avertissait Mouret, qui, presque chaque jour maintenant, se trouvait au bas de l'escalier, heureux de faire, comme il le disait, un bout de chemin avec lui. Il l'avait remercié du petit service rendu à sa femme, tout en le questionnant habilement pour savoir s'il retournerait chez les Rougon. L'abbé s'était mis à sourire; il avouait sans embarras ne pas être fait pour le monde. Mouret fut charmé; s'imaginant entrer pour quelque chose dans la détermination de son locataire. Alors, il rêva de l'enlever complètement au salon vert, de le garder pour lui. Aussi, le soir où Marthe lui raconta que madame Faujas avait accepté deux poires, vit-il là une heureuse circonstance qui allait faciliter ses projets.
– Est-ce que réellement ils n'allument pas de feu, au second, par le froid qu'il fait? demanda-t-il devant Rose.
– Dame! monsieur, répondit la cuisinière, qui comprit que la question s'adressait à elle, ça serait difficile, puisque je n'ai jamais vu apporter le moindre fagot. A moins qu'ils ne brûlent leurs quatre chaises ou que madame Faujas ne monte du bois dans son panier.
– Vous avez tort de rire, Rose, dit Marthe. Ces malheureux doivent grelotter, dans ces grandes chambres.
– Je crois bien, reprit Mouret: il y a eu dix degrés, la nuit dernière, et l'on craint pour les oliviers. Notre pot à eau a gelé, en haut… Ici, la pièce est petite; on a chaud tout de suite.
En effet, la salle à manger était soigneusement garnie de bourrelets, de façon que pas un souffle d'air ne passait par les fentes des boiseries. Un grand poêle de faïence entretenait là une chaleur de baignoire. L'hiver, les enfants lisaient ou jouaient autour de la table; tandis que Mouret, en attendant l'heure du coucher, forçait sa femme à faire un piquet, ce qui était un véritable supplice pour elle. Longtemps elle avait refusé de toucher aux cartes, disant qu'elle ne savait aucun jeu; mais il lui avait appris le piquet, et dès lors elle s'était résignée.
– Tu ne sais pas, continua-t-il, il faut inviter les Faujas à venir passer la soirée ici. Comme cela, ils se chaufferont au moins pendant deux ou trois heures. Puis, ça nous fera une compagnie, nous nous ennuierons moins… Invite-les, toi; ils n'oseront pas refuser.
Le lendemain, Marthe, ayant rencontré madame Faujas dans le vestibule, fit l'invitation. La vieille dame accepta sur-le-champ, au nom de son fils, sans le moindre embarras.
– C'est bien étonnant qu'elle n'ait pas fait de grimaces, dit Mouret. Je croyais qu'il aurait fallu les prier davantage. L'abbé commence à comprendre qu'il a tort de vivre en loup.
Le soir, Mouret voulut que la table fût desservie de bonne heure. Il avait sorti une bouteille de vin cuit et fait acheter une assiettée de petits gâteaux. Bien qu'il ne fût pas large, il tenait à montrer qu'il n'y avait pas que les Rougon qui sussent faire les choses. Les gens du second descendirent, vers huit heures. L'abbé Faujas avait une soutane neuve. Cela surprit Mouret si fort, qu'il ne put que balbutier quelques mots, en réponse aux compliments du prêtre.
– Vraiment, monsieur l'abbé; tout l'honneur est pour nous… Voyons, mes enfants, donnez donc des chaises.
On s'assit autour de la table. Il faisait trop chaud, Mouret ayant bourré le poêle outre mesure, pour prouver qu'il ne regardait pas à une bûche de plus. L'abbé Faujas se montra très-doux; il caressa Désirée, interrogea les deux garçons sur leurs études. Marthe, qui tricotait des bas, levait par instants les yeux, étonnée des inflexions souples de cette voix étrangère, qu'elle n'était pas habituée à entendre dans la paix lourde de la salle à manger. Elle regardait en face le visage fort du prêtre, ses traits carrés; puis, elle baissait de nouveau la tête, sans chercher à cacher l'intérêt qu'elle prenait à cet homme si robuste et si tendre, qu'elle savait très-pauvre. Mouret, maladroitement dévorait la soutane neuve du regard; il ne put s'empêcher de dire avec un rire sournois:
– Monsieur l'abbé, vous avez eu tort de faire toilette pour venir ici.
Nous sommes sans façon, vous le savez bien.
Marthe rougit. Mais le prêtre raconta gaiement qu'il avait acheté cette soutane dans la journée. Il la gardait pour faire plaisir à sa mère, qui le trouvait plus beau qu'un roi, ainsi vêtu de neuf.
– N'est-ce pas, mère?
Madame Faujas fit un signe affirmatif, sans quitter son fils des yeux. Elle s'était assise en face de lui, elle le regardait sous la clarté crue de la lampe, d'un air d'extase.
Puis, on causa de toutes sortes de choses. Il semblait que l'abbé Faujas eût perdu sa froideur triste. Il restait grave, mais d'une gravité obligeante, pleine de bonhomie. Il écouta Mouret, lui répondit sur les sujets les plus insignifiants, parut s'intéresser à ses commérages. Celui-ci en était venu à lui expliquer la façon dont il vivait:
– Ainsi,