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La Bête humaine. Emile ZolaЧитать онлайн книгу.

La Bête humaine - Emile Zola


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les pentes, hérissées de broussailles, au-dessus du tunnel. Il recula, avec l'inquiète colère de retomber sur des vivants. Puis, ayant voulu couper derrière un monticule, il se perdit, se retrouva devant la haie du chemin de fer, juste à la sortie du souterrain, en face du pré où il avait sangloté tout à l'heure. Et, vaincu, il restait immobile, lorsque le tonnerre d'un train sortant des profondeurs de la terre, léger encore, grandissant de seconde en seconde, l'arrêta. C'était l'express du Havre, parti de Paris à six heures trente, et qui passait là à neuf heures vingt-cinq: un train que, de deux jours en deux jours, il conduisait.

      Jacques vit d'abord la gueule noire du tunnel s'éclairer, ainsi que la bouche d'un four, où des fagots s'embrasent. Puis, dans le fracas qu'elle apportait, ce fut la machine qui en jaillit, avec l'éblouissement de son gros oeil rond, la lanterne d'avant, dont l'incendie troua la campagne, allumant au loin les rails d'une double ligne de flamme. Mais c'était une apparition en coup de foudre: tout de suite les wagons se succédèrent, les petites vitres carrées des portières, violemment éclairées, firent défiler les compartiments pleins de voyageurs, dans un tel vertige de vitesse, que l'oeil doutait ensuite des images entrevues. Et Jacques, très distinctement, à ce quart précis de seconde, aperçut, par les glaces flambantes d'un coupé, un homme qui en tenait un autre renversé sur la banquette et qui lui plantait un couteau dans la gorge, tandis qu'une masse noire, peut-être une troisième personne, peut-être un écroulement de bagages, pesait de tout son poids sur les jambes convulsives de l'assassiné. Déjà, le train fuyait, se perdait vers la Croix-de-Maufras, en ne montrant plus de lui, dans les ténèbres, que les trois feux de l'arrière, le triangle rouge.

      Cloué sur place, le jeune homme suivait des yeux le train, dont le grondement s'éteignait, au fond de la grande paix morte de la campagne. Avait-il bien vu? et il hésitait maintenant, il n'osait plus affirmer la réalité de cette vision, apportée et emportée dans un éclair. Pas un seul trait des deux acteurs du drame ne lui était resté vivace. La masse brune devait être une couverture de voyage, tombée en travers du corps de la victime. Pourtant, il avait cru d'abord distinguer, sous un déroulement d'épais cheveux, un fin profil pâle. Mais tout se confondait, s'évaporait, comme en un rêve. Un instant, le profil, évoqué, reparut; puis, il s'effaça définitivement. Ce n'était sans doute qu'une imagination. Et tout cela le glaçait, lui semblait si extraordinaire, qu'il finissait par admettre une hallucination, née de l'affreuse crise qu'il venait de traverser.

      Pendant près d'une heure encore, Jacques marcha, la tête alourdie de songeries confuses. Il était brisé, une détente se produisait, un grand froid intérieur avait emporté sa fièvre. Sans l'avoir décidé, il finit par revenir vers la Croix-de-Maufras. Puis, lorsqu'il se retrouva devant la maison du garde-barrière, il se dit qu'il n'entrerait pas, qu'il dormirait sous le petit hangar, scellé à l'un des pignons. Mais une raie de lumière passait sous la porte, et il poussa cette porte machinalement. Un spectacle inattendu l'arrêta sur le seuil.

      Misard, dans le coin, avait dérangé le pot à beurre; et, à quatre pattes par terre, une lanterne allumée posée près de lui, il sondait le mur à légers coups de poing, il cherchait. Le bruit de la porte le fit se redresser. Du reste, il ne se troubla pas le moins du monde, il dit simplement, d'un air naturel:

      – C'est des allumettes qui sont tombées.

      Et, quand il eut remis en place le pot à beurre, il ajouta:

      – Je suis venu prendre ma lanterne, parce que, tout à l'heure, en rentrant, j'ai aperçu un individu étalé sur la voie… Je crois bien qu'il est mort.

      Jacques, saisi d'abord à la pensée qu'il surprenait Misard en train de chercher le magot de tante Phasie, ce qui changeait en brusque certitude son doute au sujet des accusations de cette dernière, fut ensuite si violemment remué par cette nouvelle de la découverte d'un cadavre, qu'il en oublia l'autre drame, celui qui se jouait là, dans cette petite maison perdue. La scène du coupé, la vision si brève d'un homme égorgeant un homme, venait de renaître, à la lueur du même éclair.

      – Un homme sur la voie, où donc? demanda-t-il, pâlissant.

      Misard allait raconter qu'il rapportait deux anguilles, décrochées de ses lignes de fond, et qu'il avait avant tout galopé jusque chez lui, pour les cacher. Mais quel besoin de se confier à ce garçon? Il n'eut qu'un geste vague, en répondant:

      – Là-bas, comme qui dirait à cinq cents mètres… Faut voir clair, pour savoir.

      A ce moment, Jacques entendit, au-dessus de sa tête, un choc assourdi. Il était si anxieux qu'il en sursauta.

      – C'est rien, reprit le père, c'est Flore qui remue.

      Et le jeune homme, en effet, reconnut le bruit de deux pieds nus sur le carreau. Elle avait dû l'attendre, elle venait écouter, par sa porte entrouverte.

      – Je vous accompagne, reprit-il. Et vous êtes sûr qu'il est mort?

      – Dame! ça m'a semblé. Avec la lanterne, on verra bien.

      – Enfin, qu'est-ce que vous en dites? Un accident, n'est-ce pas?

      – Ça se peut. Quelque gaillard qui se sera fait couper, ou peut-être bien un voyageur qui aura sauté d'un wagon.

      Jacques frémissait.

      – Venez vite! venez vite!

      Jamais une telle fièvre de voir, de savoir, ne l'avait agité. Dehors, tandis que son compagnon, sans émotion aucune, suivait la voie, balançant la lanterne, dont le rond de clarté suivait doucement les rails, lui courait en avant, s'irritait de cette lenteur. C'était comme un désir physique, ce feu intérieur qui précipite la marche des amants, aux heures de rendez-vous. Il avait peur de ce qui l'attendait là-bas, et il y volait, de tous les muscles de ses membres. Quand il arriva, quand il faillit se cogner dans un tas noir, allongé près de la voie descendante, il resta planté, parcouru des talons à la nuque d'une secousse. Et son angoisse de ne rien distinguer nettement, se tourna en jurons contre l'autre, qui s'attardait à plus de trente pas en arrière.

      – Mais, nom de Dieu! arrivez donc! s'il vivait encore, on pourrait le secourir.

      Misard se dandina, s'avança, avec son flegme. Puis, lorsqu'il eut promené la lanterne au-dessus du corps:

      – Ah! ouitche, il a son compte.

      L'individu, culbutant sans doute d'un wagon, était tombé sur le ventre, la face contre le sol, à cinquante centimètres au plus des rails. On ne voyait, de sa tête, qu'une couronne épaisse de cheveux blancs. Ses jambes se trouvaient écartées. De ses bras, le droit gisait comme arraché, tandis que le gauche était replié sous la poitrine. Il était très bien vêtu, un ample paletot de drap bleu, des bottines élégantes, du linge fin. Le corps ne portait aucune trace d'écrasement, beaucoup de sang avait seulement coulé de la gorge et tachait le col de la chemise.

      – Un bourgeois à qui on a fait son affaire, reprit tranquillement

      Misard, après quelques secondes d'examen silencieux.

      Puis, se tournant vers Jacques, immobile, béant:

      – Faut pas toucher, c'est défendu… Vous allez rester là, à le garder, vous, pendant que moi, je vas courir à Barentin prévenir le chef de gare.

      Il leva sa lanterne, consulta un poteau kilométrique.

      – Bon! juste au poteau 153.

      Et, posant la lanterne par terre, près du corps, il s'éloigna de son pas traînard.

      Jacques, resté seul, ne bougeait pas, regardait toujours cette masse inerte, effondrée, que la clarté vague, au ras du sol, laissait confuse. Et, en lui, l'agitation qui avait précipité sa marche, l'horrible attrait qui le retenait là, aboutissait à cette pensée aiguë, jaillissante de tout son être: l'autre, l'homme entrevu le couteau au poing, avait osé! l'autre était allé jusqu'au bout de son désir, l'autre avait tué! Ah! n'être pas lâche, se satisfaire enfin, enfoncer le couteau! Lui que l'envie en torturait depuis dix ans! Il y avait, dans sa fièvre, un mépris de lui-même et de l'admiration pour l'autre, et surtout le besoin de voir ça, la soif inextinguible de se rassasier les yeux de cette loque humaine,


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