L'Assommoir. Emile ZolaЧитать онлайн книгу.
que je fais tout ce que je peux. Ce n'est pas ma faute, si nous sommes tombés ici… Je voudrais te voir, avec les deux enfants, dans une pièce où il n'y a pas même un fourneau pour avoir de l'eau chaude… Il fallait, en arrivant à Paris, au lieu de manger ton argent, nous établir tout de suite, comme tu l'avais promis.
– Dis donc! cria-t-il, tu as croqué le magot avec moi; ça ne te va pas, aujourd'hui, de cracher sur les bons morceaux!
Mais elle ne parut pas l'entendre, elle continua:
– Enfin, avec du courage, on pourra encore s'en tirer… J'ai vu, hier soir, madame Fauconnier, la blanchisseuse de la rue Neuve; elle me prendra lundi. Si tu te mets avec ton ami de la Glacière, nous reviendrons sur l'eau avant six mois, le temps de nous nipper et de louer un trou quelque part, où nous serons chez nous… Oh! il faudra travailler, travailler…
Lantier se tourna vers la ruelle, d'un air d'ennui. Gervaise alors s'emporta.
– Oui, c'est ça, on sait que l'amour du travail ne t'étouffe guère. Tu crèves d'ambition, tu voudrais être habillé comme un monsieur et promener des catins en jupes de soie. N'est-ce pas? tu ne me trouves plus assez bien, depuis que tu m'as fait mettre toutes mes robes au Mont-de-Piété… Tiens! Auguste, je ne voulais pas t'en parler, j'aurais attendu encore, mais je sais où tu as passé la nuit; je t'ai vu entrer au Grand-Balcon avec cette traînée d'Adèle. Ah! tu les choisis bien! Elle est propre, celle-là! elle a raison de prendre des airs de princesse… Elle a couché avec tout le restaurant.
D'un saut, Lantier se jeta à bas du lit. Ses yeux étaient devenus d'un noir d'encre dans son visage blême. Chez ce petit homme, la colère soufflait une tempête.
– Oui, oui, avec tout le restaurant! répéta la jeune femme. Madame Boche va leur donner congé, à elle et à sa grande bringue de soeur, parce qu'il y a toujours une queue d'hommes dans l'escalier.
Lantier leva les deux poings; puis, résistant au besoin de la battre, il lui saisit les bras, la secoua violemment, l'envoya tomber sur le lit des enfants, qui se mirent de nouveau à crier. Et il se recoucha, en bégayant, de l'air farouche d'un homme qui prend une résolution devant laquelle il hésitait encore:
– Tu ne sais pas ce que tu viens de faire, Gervaise… Tu as eu tort, tu verras.
Pendant un instant, les enfants sanglotèrent. Leur mère, restée ployée au bord du lit, les tenait dans une même étreinte; et elle répétait cette phrase, à vingt reprises, d'une voix monotone:
– Ah! si vous n'étiez pas là, mes pauvres petits!.. Si vous n'étiez pas là!.. Si vous n'étiez pas là!..
Tranquillement allongé, les yeux levés au-dessus de lui, sur le lambeau de perse déteinte, Lantier n'écoutait plus, s'enfonçait dans une idée fixe. Il resta ainsi près d'une heure, sans céder au sommeil, malgré la fatigue qui appesantissait ses paupières. Quand il se retourna, s'appuyant sur le coude, la face dure et déterminée, Gervaise achevait de ranger la chambre. Elle faisait le lit des enfants, qu'elle venait de lever et d'habiller. Il la regarda donner un coup de balai, essuyer les meubles; la pièce restait noire, lamentable, avec son plafond fumeux, son papier décollé par l'humidité, ses trois chaises et sa commode éclopées, où la crasse s'entêtait et s'étalait sous le torchon. Puis, pendant qu'elle se lavait à grande eau, après avoir rattaché ses cheveux, devant le petit miroir rond, pendu à l'espagnolette, qui lui servait pour se raser, il parut examiner ses bras nus, son cou nu, tout le nu qu'elle montrait, comme si des comparaisons s'établissaient dans son esprit. Et il eut une moue des lèvres. Gervaise boitait de la jambe droite; mais on ne s'en apercevait guère que les jours de fatigue, quand elle s'abandonnait, les hanches brisées. Ce matin-là, rompue par sa nuit, elle traînait sa jambe, elle s'appuyait aux murs.
Le silence régnait, ils n'avaient plus échangé une parole. Lui, semblait attendre. Elle, rongeant sa douleur, s'efforçant d'avoir un visage indifférent, se hâtait. Comme elle faisait un paquet du linge sale jeté dans un coin, derrière la malle, il ouvrit enfin les lèvres, il demanda:
– Qu'est-ce que tu fais?.. Où vas-tu?
Elle ne répondit pas d'abord. Puis, lorsqu'il répéta sa question, furieusement, elle se décida.
– Tu le vois bien, peut-être… Je vais laver tout ça… Les enfants ne peuvent pas vivre dans la crotte.
Il lui laissa ramasser deux ou trois mouchoirs. Et, au bout d'un nouveau silence, il reprit:
– Est-ce que tu as de l'argent?
Du coup, elle se releva, le regarda en face, sans lâcher les chemises sales des petits qu'elle tenait à la main.
– De l'argent! où veux-tu donc que je l'aie volé?..
Tu sais bien que j'ai eu trois francs avant-hier sur ma jupe noire. Nous avons déjeuné deux fois là-dessus, et l'on va vite, avec la charcuterie… Non, sans doute, je n'ai pas d'argent. J'ai quatre sous pour le lavoir… Je n'en gagne pas comme certaines femmes.
Il ne s'arrêta pas à cette allusion. Il était descendu du lit, il passait en revue les quelques loques pendues autour de la chambre. Enfin il décrocha le pantalon et le châle, ouvrit la commode, ajouta au paquet une camisole et deux chemises de femme; puis, jetant le tout sur les bras de Gervaise:
– Tiens, porte ça au clou.
– Tu ne veux pas que je porte aussi les enfants? demanda-t-elle.
Hein! si l'on prêtait sur les enfants, ce serait un fameux débarras!
Elle alla au Mont-de-Piété, pourtant. Quand elle revint, au bout d'une demi-heure, elle posa une pièce de cent sous sur la cheminée, en joignant la reconnaissance aux autres, entre les deux flambeaux.
– Voilà ce qu'ils m'ont donné, dit-elle. Je voulais six francs, mais il n'y a pas eu moyen. Oh! ils ne se ruineront pas… Et l'on trouve toujours un monde, là dedans!
Lantier ne prit pas tout de suite la pièce de cent sous. Il aurait voulu qu'elle fit de la monnaie, pour lui laisser quelque chose. Mais il se décida à la glisser dans la poche de son gilet, quand il vit, sur la commode, un reste de jambon dans un papier, avec un bout de pain.
– Je ne suis point allée chez la laitière, parce que nous lui devons huit jours, expliqua Gervaise. Mais je reviendrai de bonne heure, tu descendras chercher du pain et des côtelettes panées, pendant que je ne serai pas là, et nous déjeunerons… Monte aussi un litre de vin.
Il ne dit pas non. La paix semblait se faire. La jeune femme achevait de mettre en paquet le linge sale. Mais quand elle voulut prendre les chemises et les chaussettes de Lantier au fond de la malle, il lui cria de laisser ça.
– Laisse mon linge, entends-tu! Je ne veux pas!
– Qu'est-ce que tu ne veux pas? demanda-t-elle en se redressant. Tu ne comptes pas, sans doute, remettre ces pourritures? Il faut bien les laver.
Et elle l'examinait, inquiète, retrouvant sur son visage de joli garçon la même dureté, comme si rien, désormais, ne devait le fléchir. Il se fâcha, lui arracha des mains le linge qu'il rejeta dans la malle.
– Tonnerre de Dieu! obéis-moi donc une fois! Quand je te dis que je ne veux pas!
– Mais pourquoi? reprit-elle, pâlissante, effleurée d'un soupçon terrible. Tu n'as pas besoin de tes chemises maintenant, tu ne vas pas partir… Qu'est-ce que ça peut te faire que je les emporte?
Il hésita un instant, gêné par les yeux ardents qu'elle fixait sur lui.
– Pourquoi? pourquoi? bégayait-il… Parbleu! tu vas dire partout que tu m'entretiens, que tu laves, que tu raccommodes. Eh bien! ça m'embête, la! Fais tes affaires, je ferai les miennes… Les blanchisseuses ne travaillent pas pour les chiens.
Elle le supplia, se défendit de s'être jamais plainte; mais il ferma la malle brutalement, s'assit dessus, lui cria: Non! dans la figure. Il était bien le maître de ce qui lui appartenait! Puis, pour échapper aux regards dont elle le poursuivait, il retourna s'étendre sur le lit, en disant qu'il avait sommeil, et qu'elle ne lui cassât pas la tête davantage. Cette fois, en