Tu Sens Battre Mon Coeur ?. Andrea Calo'Читать онлайн книгу.
ce qu’il décide de me jeter dehors à coups de pieds.
Quand tout a été prêt, j’ai attendu le soir avec impatience. J’ai suivi chacun de ses pas tandis qu’il se préparait à sortir, essayant de ne pas trahir mes émotions. Je repensais aux soirées précédentes, à comment je me sentais en voyant un père sortir de la maison et à ce qui arriverait après, quand l’ogre rentrerait à sa tanière à sa place. Je voulais tout répéter à ce moment, comme l’aurait fait un mime lors d’un de ses numéros, y compris les expressions de mon visage. Il s’est approché de la porte, l’a ouverte. Puis s’est arrêté et s’est tourné vers moi.
« Tu ne vas pas te coucher ?
— Pas encore.
— Pourquoi ?
— Je n’ai pas sommeil. J’irai bientôt.
— Comme tu veux. Mais ne te fatigue pas. Tu sais que je me sens mal si je te vois fatiguée. J’ai l’impression d’être un mauvais père. »
Mon cœur s’est arrêté un instant. Si la mort était arrivée à ce moment-là, je l’aurais accueillie à bras ouverts. Je n’ai pas répondu, l’ai regardé et fait un timide “oui” de la tête.
« J’ai été un mauvais père, Melanie ? » a-t-il continué comme s’il appréciait de poursuivre ce maudit interrogatoire. Réponds-moi putain ! J’ai été un mauvais père ? »
« Non », j’ai répondu en pleurant, secouant frénétiquement la tête pour confirmer une réponse à laquelle je ne croyais évidemment pas. Je tremblais. Il a attrapé mon oreille et l’a tordue avec force, avec une telle violence que je pensais qu’il allait me l’arracher de la tête ce jour-là.
« Bien, très bien. Ça va mieux maintenant, beaucoup mieux. Tu as toujours été une brave petite, très gentille. Tu dois toujours obéir à ton papa. C’est moi qui te fais vivre, comme j’ai entretenu ta pute de mère toute sa vie, comme un parasite. Et sois au lit quand je rentre ou ça ira mal, très mal ! On s’est compris ? »
Il a lâché mon oreille et est sorti en claquant la porte. Je suis restée quelques instants assise, le temps d’être sûre qu’il ne rentrerait pas pour prendre quelque chose qu’il aurait oublié, comme c’était déjà arrivé. Je me rappelle qu’un jour il était revenu deux minutes plus tard pour prendre un pistolet qu’il gardait caché dans un coffre, chargé et prêt à l’usage. Ce fut la première et dernière fois que je vis cette arme, je ne sais pas où elle a fini ou si elle a servi contre quelqu’un. Il avait vu que je le fixais pendant qu’il la glissait dans la ceinture de son pantalon, j’étais encore petite. Il m’avait regardée.
« Alors ? Qu’est-ce que tu as à regarder ? Remercie le Père Éternel que je ne l’aie pas encore utilisée contre vous ! »
Je n’avais pas bougé pas, pétrifiée, les yeux et la bouche grands ouverts dans une expression proche de la stupeur, la même que quand j’avais reçu l’ours en peluche, mais sans l’ombre d’un sourire. J’étais émerveillée que ses lèvres puissent prononcer le nom de Dieu. Je n’avais vu d’armes que sur quelques affiches jusqu’alors, la télévision n’existait pas, et je ne savais pas à quoi cet objet pouvait servir, et pourquoi il était tellement fâché d’avoir été découvert. Ma mère est arrivée à mon secours.
« Viens chérie, viens avec moi. Papa a beaucoup de choses à faire, il n’est pas fâché sur toi. Tu ne dois pas penser ça, d’accord ?
— D’accord maman. »
Ses mains étaient sur ma bouche, serrées si fort que je réussissais à peine à lui répondre, comme si elle voulait bloquer une de mes phrases hors de propos. Ou m’étouffer, pour m’épargner toutes les douleurs que, elle en était sûre, je devrais subir dans les années à venir. Ses mains sentaient le savon. J’adorais ce parfum de fleurs, le parfum de maman.
Il n’est pas rentré. Durant ces quelques minutes d’attente, j’avais trompé le temps en goûtant mes larmes, essayant de me rappeler quand, par le passé, elles avaient eu cette saveur. J’avais un large échantillon de choix possibles, mais aucun ne semblait correspondre à un déjà connu. J’avais découvert un goût nouveau, mes larmes s’étaient légèrement adoucies. J’ai couru dans ma chambre, rassemblé mon argent et l’ai glissé dans ma valise. J’ai descendu les escaliers sur la pointe des pieds, ouvert la porte et regardé dehors, effrayée de le trouver là devant moi à me dire : « Je t’avais prévenue, tu aurais dû m’écouter morveuse ! Tu vas passer un sale quart d’heure ! » Mais il n’y avait pas trace de son ombre, il n’y en aurait plus. Un pas, deux pas, trois pas. Toujours plus rapides, précipités. J’ai pris l’allée à droite, vu Monsieur Smith sur le seuil de sa maison arranger des fleurs dans des vases posés sur les marches de l’entrée. Ses enfants Martin et Sandy tournaient autour comme des papillons autour d’une belle fleur. Il plaisantait avec eux et son épouse, qui les avait rejoints, les regardait en souriant. J’ai ralenti pour mieux observer cette scène de famille heureuse, celle que je n’avais jamais eue, et l’emporter avec moi en faisant semblant qu’elle était un peu la mienne.
Les cinq années qui suivirent, mon père ne chercha jamais après moi. Du moins, personne ne m’a jamais dit qu’il l’avait fait. Quand je suis retournée à la maison à contrecœur le jour de son enterrement, les voisins m’ont raconté que lorsqu’il était revenu, la nuit de mon départ, ivre mort comme toujours, il s’était mis à crier et à alarmer tout le voisinage. Personne ne m’avait vue sortir, personne n’avait pu répondre aux questions qu’il avait bafouillées d’une bouche empoisonnée par l’alcool. Ils m’ont aussi dit que, grâce à des connaissances peu recommandables, il avait appris où j’étais mais avait décidé de me laisser tranquille, de ne pas me poursuivre, parce qu’il savait qu’il avait été un mauvais père et qu’il ne me ferait que du mal si je devais revenir chez lui. J’avais décidé de partir, ça lui convenait. Quelqu’un affirmait qu’il avait décidé de récompenser mon courage, la capacité à l’envoyer dans les cordes dont j’avais fait preuve. Je n’ai pas cru un mot de tout ce que ces gens qui ne me connaissaient même pas me dirent, mais j’ai pensé que ça pouvait aussi être vrai, parce que de toute façon rien de ce qui le concernait n’avait plus d’importance. L’ogre était mort, tué par un autre ogre durant un règlement de comptes, peut-être.
Il était environ neuf heures du soir le 15 septembre 1960. Depuis trois jours, il pleuvait à verse, sans arrêt, et ça allait encore durer. J’étais rentrée du travail depuis peu, je faisais souvent des services un peu plus longs pour gagner plus d’argent. Au bout de cinq ans, j’en avais suffisamment pour décider de m’acheter ma propre maison, aidée par un petit prêt bancaire. Ma vie avait changé, je trouvais enfin mon identité. Faible peut-être mais mienne. Le travail m’y avait beaucoup aidée, il m’avait permis de rafistoler les blessures accumulées, et toujours douloureuses sous les nombreuses cicatrices éparpillées sur mon corps. Une douleur diffuse, plus supportable, bien que continue, mais qui n’autorisait pas le repos de l’âme. J’ai réchauffé mon repas préparé dans le four et me suis assise à table en attendant qu’il soit prêt, mes mains supportant le poids de ma tête.
La télévision existait depuis quelques années mais seules les familles les plus riches pouvaient se permettre d’en acheter et entretenir une. Sûrement pas moi. Les rares fois où quelque chose d’intéressant était transmis, je m’arrêtais devant les vitrines des magasins d’électroménager avec d’autres qui, comme moi, ne pouvaient se l’offrir. Mais à l’heure de la fermeture, le même petit homme grassouillet et moustachu s’approchait de nous, protégé par la vitrine, pour annoncer en écartant les bras tristement que “les émissions étaient finies pour aujourd’hui ” ou que le surlendemain il y aurait “d’excellentes offres en magasin auxquelles nous ne pourrions pas résister pour enfin ramener à la maison notre première splendide télévision”. Ces mots étaient écrits sur son visage, il n’avait pas besoin de les prononcer. J’ai aussi essayé de me réfugier dans des bars, ceux qui avaient