Contes Français. Divers AuteursЧитать онлайн книгу.
vraiment semblait se mêler quelque chose de fantastique. Il
a fallu l'abandonner d'ailleurs, faute de moyens de
l'éclaircir.
Plusieurs femmes prononcèrent en même temps, si vite
[5] que leurs voix n'en firent qu'une:
--Oh! dites-nous cela.
M. Bermutier sourit gravement, comme doit sourire un
juge d'instruction. Il reprit:
--N'allez pas croire, au moins, que j'aie pu, même un
[10] instant, supposer en cette aventure quelque chose de
surhumain. Je ne crois qu'aux causes normales. Mais
si, au lieu d'employer le mot «surnaturel» pour exprimer
ce que nous ne comprenons pas, nous nous servions simplement
du mot «inexplicable,» cela vaudrait beaucoup mieux.
[15] En tout cas, dans l'affaire que je vais vous dire, ce sont
surtout les circonstances environnantes, les circonstances
préparatoires qui m'ont ému. Enfin, voici les faits:
J'étais alors juge d'instruction à Ajaccio, une petite
ville blanche, couchée au bord d'un admirable golfe
[20] qu'entourent partout de hautes montagnes.
Ce que j'avais surtout à poursuivre là-bas, c'étaient les
affaires de vendetta. Il y en a de superbes, de dramatiques
au possible, de féroces, d'héroïques. Nous retrouvons là
les plus beaux sujets de vengeance qu'on puisse rêver, les
[25] haines séculaires, apaisées un moment, jamais éteintes,
les ruses abominables, les assassinats devenant des massacres
et presque des actions glorieuses. Depuis deux
ans, je n'entendais parler que du prix du sang, que de ce
terrible préjugé corse qui force à venger toute injure sur
la personne qui l'a faite, sur ses descendants et ses proches.
J'avais vu égorger des vieillards, des enfants, des cousins,
j'avais la tête pleine de ces histoires.
Or, j'appris un jour qu'un Anglais venait de louer pour
plusieurs années une petite villa au fond du golfe. Il
avait amené avec lui un domestique français, pris à Marseille
en passant.
[5] Bientôt tout le monde s'occupa de ce personnage singulier,
qui vivait seul dans sa demeure, ne sortant que pour
chasser et pour pêcher. Il ne parlait à personne, ne venait
jamais à la ville, et, chaque matin, s'exerçait pendant une
heure ou deux, à tirer au pistolet et à la carabine.
[10] Des légendes se firent autour de lui. On prétendit que
c'était un haut personnage fuyant sa patrie pour des
raisons politiques; puis on affirma qu'il se cachait après
avoir commis un crime épouvantable. On citait même
des circonstances particulièrement horribles.
[15] Je voulus, en ma qualité de juge d'instruction, prendre
quelques renseignements sur cet homme; mais il me fut
impossible de rien apprendre. Il se faisait appeler sir
John Rowell.
Je me contentai donc de le surveiller de près; mais on
[20] ne me signalait, en réalité, rien de suspect à son égard.
Cependant, comme les rumeurs sur son compte continuaient,
grossissaient, devenaient générales, je résolus
d'essayer de voir moi-même cet étranger, et je me mis à
chasser régulièrement dans les environs de sa propriété.
[25] J'attendis longtemps une occasion. Elle se présenta
enfin sous la forme d'une perdrix que je tirai et que je tuai
devant le nez de l'Anglais. Mon chien me la rapporta;
mais, prenant aussitôt le gibier, j'allai m'excuser de mon
inconvenance et prier sir John Rowell d'accepter l'oiseau
[30] mort.
C'était un grand homme à cheveux rouges, à barbe
rouge, très haut, très large, une sorte d'hercule placide et
poli. Il n'avait rien de la raideur dite britannique et il
me remercia vivement de ma délicatesse en un français
accentué d' outre-Manche. Au bout d'un mois, nous
avions causé ensemble cinq ou six fois.
[5] Un soir enfin, comme je passais devant sa porte, je
l'aperçus qui fumait sa pipe, à cheval sur une chaise dans
son jardin. Je le saluai, et il m'invita à entrer pour boire
un verre de bière. Je ne me le fis pas répéter.
Il me reçut avec toute la méticuleuse courtoisie anglaise,
[10] parla avec éloge de la France, de la Corse, déclara qu'il
aimait beaucoup cette pays, et cette rivage.
Alors je lui posai, avec de grandes précautions et sous la
forme d'un intérêt très vif, quelques questions sur sa vie,
sur ses projets. Il répondit sans embarras, me raconta
[15] qu'il avait beaucoup voyagé, en Afrique, dans les Indes,
en Amérique. Il ajouta en riant:
--J'avé eu bôcoup d'aventures, oh! yes.
Puis je me remis à parler chasse, et il me donna des
détails les plus curieux sur la chasse à l'hippopotame, au
[20] tigre, à l'éléphant et même la chasse au gorille.
Je dis:
--Tous ces animaux sont redoutables.
Il sourit:
--Oh! nô, le plus mauvais c'été l'homme.
[25] Il se mit à rire tout à fait, d'un bon rire de gros Anglais
content:
--J'avé beaucoup chassé l'homme aussi.
Puis il parla d'armes, et il m'offrit d'entrer chez lui
pour me montrer des fusils de divers systèmes.
[30] Son salon était tendu de noir, de soie noire brodée d'or.
De grandes fleurs jaunes couraient sur l'étoffe sombre,
brillaient comme du feu.
Il annonça:
--C'été une drap japonaise.
Mais, au milieu du plus large panneau,