Contes Français. Divers AuteursЧитать онлайн книгу.
--Vous n'avez plus rien à dire?
--Non, pu rien; l'compte est juste: j'en ai tué seize, pas
un de pus, pas un de moins.
--Vous savez que vous allez mourir?
[5]--J'vous ai pas d'mandé de grâce.
--Avez-vous été soldat?
--Oui. J'ai fait campagne, dans le temps. Et puis,
c'est vous qu'avez tué mon père, qu'était soldat de
l'Empereur premier. Sans compter que vous avez tué mon
[10] fils cadet, François, le mois dernier, auprès d'Évreux. Je
vous en devais, j'ai payé. Je sommes quittes.
Les officiers se regardaient.
Le vieux reprit:
--Huit pour mon père, huit pour mon fieu, je sommes
[15] quittes. J'ai pas été vous chercher querelle, mé! J'vous
connais point! J'sais pas seulement d'où qu'vous v'nez.
Vous v'là chez mé, que vous y commandez comme si
c'était chez vous. Je m'suis vengé su l's autres. J'm'en
r'pens point.
[20] Et, redressant son torse ankylosé, le vieux croisa ses
bras dans une pose d'humble héros.
Les Prussiens se parlèrent bas longtemps. Un capitaine,
qui avait aussi perdu son fils, le mois dernier, défendait ce
gueux magnanime.
[25] Alors le colonel se leva et, s'approchant du père Milon,
baissant la voix:
--Écoutez, le vieux, il y a peut-être un moyen de vous
sauver la vie, c'est de...
Mais le bonhomme n'écoutait point, et, les yeux plantés
[30] droit sur l'officier vainqueur, tandis que le vent agitait les
poils follets de son crâne, il fit une grimace affreuse qui
crispa sa maigre face toute coupée par la balafre, et,
gonflant sa poitrine, il cracha, de toute sa force, en pleine
figure du Prussien.
Le colonel, affolé, leva la main, et l'homme, pour la
seconde fois, lui cracha par la figure.
[5] Tous les officiers s'étaient dressés et hurlaient des ordres
en même temps.
En moins d'une minute, le bonhomme, toujours impassible,
fut collé contre le mur et fusillé, alors qu'il envoyait
des sourires à Jean, son fils ainé; à sa bru et aux deux petits,
[10] qui regardaient, éperdus.
DAUDET
LE CURÉ DE CUCUGNAN
Tous les ans, à la Chandeleur, les poètes provençaux
publient en Avignon un joyeux petit livre rempli jusqu'aux
bords de beaux vers et de jolis contes. Celui de cette
année m'arrive à l'instant, et j'y trouve un adorable
[5] fabliau que je vais essayer de vous traduire en l'abrégeant
un peu... Parisiens, tendez vos mannes. C'est de la
fine fleur de farine provençale qu'on va vous servir cette
fois...
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L'abbé Martin était curé... de Cucugnan.
[10] Bon comme le pain, franc comme l'or, il aimait
paternellement ses Cucugnanais; pour lui, son Cucugnan aurait
été le paradis sur terre, si les Cucugnanais lui avaient
donné un peu plus de satisfaction. Mais, hélas! les
araignées filaient dans son confessionnal, et, le beau jour
[15] de Pâques, les hosties restaient au fond de son saint-ciboire.
Le bon prêtre en avait le coeur meurtri, et toujours
il demandait à Dieu la grâce de ne pas mourir avant
d'avoir ramené au bercail son troupeau dispersé.
Or, vous allez voir que Dieu l'entendit.
[20] Un dimanche, après l'Évangile, M. Martin monta en
chaire.
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--Mes frères, dit-il, vous me croirez si vous voulez:
l'autre nuit, je me suis trouvé, moi misérable pécheur, à
la porte du paradis.
«Je frappai: saint Pierre m'ouvrit!
«--Tiens! c'est vous, mon brave monsieur Martin, me
fit-il; quel bon vent...? et qu'y a-t-il pour votre service?
«--Beau saint Pierre, vous qui tenez le grand livre et
[5] la clef, pourriez-vous me dire, si je ne suis pas trop curieux,
combien vous avez de Cucugnanais en paradis?
«--Je n'ai rien à vous refuser, monsieur Martin; asseyez-vous,
nous allons voir la chose ensemble.
«Et saint Pierre prit son gros livre, l'ouvrit, mit ses
[10] besicles:
«--Voyons un peu: Cucugnan, disons-nous. Cu...
Cu. ..Cucugnan. Nous y sommes. Cucugnan... Mon
brave monsieur Martin, la page est toute blanche. Pas
une âme. ..Pas plus de Cucugnanais que d'arêtes dans
[15] une dinde.
«--Comment! Personne de Cucugnan ici? Personne?
Ce n'est pas possible! Regardez mieux...
«--Personne, saint homme. Regardez vous-même, si
vous croyez que je plaisante.
[20] «Moi, pécaïre! je frappais des pieds, et, les mains jointes,
je criais miséricorde. Alors, saint Pierre:
«--Croyez-moi, monsieur Martin, il ne faut pas ainsi
vous mettre le coeur à l'envers, car vous pourriez en avoir
quelque mauvais-coup de sang. Ce n'est pas votre faute,
[25] après tout. Vos Cucugnanais, voyez-vous, doivent faire
à coup sûr leur petite quarantaine en purgatoire.
«-Ah! par charité, grand saint Pierre! faites que je
puisse au moins les voir et les consoler.