Contes Français. Divers AuteursЧитать онлайн книгу.
--Mé seul.
--Dites-moi comment vous vous y preniez.
Cette fois l'homme parut ému; la nécessité de parler
longtemps le gênait visiblement. Il balbutia:
[20]--Je sais-ti, mé? J'ai fait ça comme ça s'trouvait.
Le colonel reprit:
--Je vous préviens qu'il faudra que vous me disiez
tout. Vous ferez donc bien de vous décider immédiatement.
Comment avez-vous commencé?
[25] L'homme jeta un regard inquiet sur sa famille attentive
derrière lui. Il hésita un instant encore, puis, tout à coup,
se décida.
--Je r'venais un soir, qu'il était p't-être dix heures, le
lend'main que vous étiez ici. Vous, et pi vos soldats,
vous m'aviez pris pour pu de chinquante écus de fourrage
avec une vaque et deux moutons. Je me dis: Tant qu'i
me prendront de fois vingt écus, tant que je leur y revaudrai
ça. Et pi j'avais d'autres choses itou su l'coeur, que
j'vous dirai. V'là qu'j'en aperçois un d'vos cavaliers qui
fumait sa pipe su mon fossé, derrière ma grange. J'allai
décrocher ma faux et je r'vins à p'tits pas par derrière,
[5] qu'il n'entendit seulement rien. Et j'li coupai la tête
d'un coup, d'un seul, comme un épi, qu'il n'a pas seulement
dit «ouf!» Vous n'auriez qu'à chercher au fond d'la mare;
vous le trouveriez dans un sac à charbon, avec une pierre
de la barrière.
[10] «J'avais mon idée. J'pris tous ses effets d'puis les
bottes jusqu'au bonnet et je les cachai dans le four à
plâtre du bois Martin, derrière la cour.»
Le vieux se tut. Les officiers, interdits, se regardaient.
L'interrogatoire recommença; et voici ce qu'ils apprirent:
[15] Une fois son meurtre accompli, l'homme avait vécu avec
cette pensée: «Tuer des Prussiens!» Il les haïssait d'une
haine sournoise et acharnée de paysan cupide et patriote
aussi. Il avait son idée, comme il disait. Il attendit
quelques jours.
[20] On le laissait libre d'aller et de venir, d'entrer et de
sortir à sa guise, tant il s'était montré humble envers les
vainqueurs, soumis et complaisant. Or il voyait, chaque
soir, partir les estafettes; et il sortit, une nuit, ayant
entendu le nom du village où se rendaient les cavaliers, et
[25] ayant appris, dans la fréquentation des soldats, les quelques
mots d'allemand qu'il lui fallait.
Il sortit de sa cour, se glissa dans le bois, gagna le four
à plâtre, pénétra au fond de la longue galerie et, ayant
retrouvé par terre les vêtements du mort, il s'en vêtit.
[30] Alors il se mit à rôder par les champs, rampant, suivant
les talus pour se cacher, écoutant les moindres bruits,
inquiet comme un braconnier.
Lorsqu'il crut l'heure arrivée, il se rapprocha de la route
et se cacha dans une broussaille. Il attendit encore.
[5] Enfin, vers minuit, un galop de cheval sonna sur la terre
dure du chemin. L'homme mit l'oreille à terre pour
s'assurer qu'un seul cavalier s'approchait, puis il
s'apprêta.
Le uhlan arrivait au grand trot, rapportant des dépêches.
[10] Il allait, l'oeil en éveil, l'oreille tendue. Dès qu'il ne fut
plus qu'à dix pas, le père Milon se traîna en travers de la
route en gémissant: «Hilfe! Hilfe! A l'aide, à l'aide!» Le cavalier s'arrêta, reconnut un Allemand démonté, le crut blessé, descendit de cheval, s'approcha sans soupçonner [15] rien, et, comme il se penchait sur l'inconnu, il reçut au milieu du ventre la longue lame courbée du sabre. Il s'abattit, sans agonie, secoué seulement par quelques frissons suprêmes. Alors le Normand, radieux, d'une joie muette de vieux [20] paysan, se releva, et, pour son plaisir, coupa la gorge du cadavre. Puis, il le traîna jusqu'au fossé et l'y jeta. Le cheval, tranquille, attendait son maître. Le père Milon se mit en selle, et il partit au galop à travers les plaines. [25] Au bout d'une heure, il aperçut encore deux uhlans côte à côte qui rentraient au quartier. Il alla droit sur eux, criant encore: «Hilfe! Hilfe!» Les Prussiens le laissaient venir, reconnaissant l'uniforme, sans méfiance. aucune. Et il passa, le vieux, comme un boulet entre les [30] deux, les abattant l'un et l'autre avec son sabre et un revolver. Puis il égorgea les chevaux, des chevaux allemands!
Puis il rentra doucement au four à plâtre et cacha un
cheval au fond de la sombre galerie. Il y quitta son uniforme,
reprit ses hardes de gueux et, regagnant son lit,
dormit jusqu'au matin.
[5] Pendant quatre jours, il ne sortit pas, attendant la fin
de l'enquête ouverte; mais, le cinquième jour, il repartit,
et tua encore deux soldats par le même stratagème. Dès
lors, il ne s'arrêta plus. Chaque nuit, il errait, il rôdait à
l'aventure, abattant des Prussiens tantôt ici, tantôt là,
[10] galopant par les champs déserts, sous la lune, uhlan perdu,
chasseur d'hommes. Puis, sa tâche finie, laissant derrière
lui des cadavres couchés le long des routes, le vieux cavalier
rentrait cacher au fond du tour à plâtre son cheval et son
uniforme.
[15] Il allait vers midi, d'un air tranquille, porter de l'avoine
et de l'eau à sa monture restée au fond du souterrain, et
il la nourrissait à profusion, exigeant d'elle un grand
travail.
Mais, la veille, un de ceux qu'il avait attaqués se tenait
[20] sur ses gardes et avait coupé d'un coup de sabre la figure
du vieux paysan.
Il les avait tués cependant tous les deux! Il était
revenu encore, avait caché le cheval et repris ses humbles
habits; mais, en rentrant, une faiblesse l'avait saisi et il
[25] s'était traîné jusqu'à l'écurie, ne pouvant plus gagner la
maison.
On l'avait trouvé là tout sanglant, sur la paille...
Quand il eut fini son récit, il releva soudain la tête et
regarda fièrement les officiers prussiens.