Le livre de la Jungle. Редьярд Джозеф КиплингЧитать онлайн книгу.
toute la jungle le sache.
—L’imbécile! dit père Loup, commencer un travail de nuit par un vacarme pareil! Pense-t-il que nos chevreuils sont comme ses veaux gras de la Waingunga?
—Chut! Ce n’est ni bœuf ni chevreuil qu’il chasse cette nuit, dit mère Louve, c’est l’homme.
La plainte s’était changée en une sorte de ronron bourdonnant qui semblait venir de chaque point de l’étendue. C’était le bruit qui égare les bûcherons et les nomades à la belle étoile, et les fait courir quelquefois dans la gueule même du tigre.
—L’homme!—dit père Loup, en montrant toutes ses dents blanches.—Faugh! N’y a-t-il pas assez d’insectes et de grenouilles dans les citernes, qu’il lui faille manger l’homme, et sur notre terrain encore?
La Loi de la Jungle, qui n’ordonne rien sans raison, défend à toute bête de manger l’homme, sauf lorsqu’elle tue pour montrer à ses enfants comment on tue, et alors elle doit chasser hors des terrains de son clan ou de sa tribu. La vraie raison en est que le meurtre de l’homme signifie, tôt ou tard, invasion d’hommes blancs armés de fusils et montés sur des éléphants, et d’hommes bruns, par centaines, munis de gongs, de fusées et de torches. Alors tout le monde souffre dans la jungle... La raison que les bêtes se donnent entre elles, c’est que, l’homme étant le plus faible et le plus désarmé des êtres vivants, il est indigne d’un chasseur d’y toucher. Ils disent aussi—et c’est vrai—que les mangeurs d’hommes deviennent galeux et qu’ils perdent leurs dents.
Le ronron grandit et se résolut dans le «Aaarh!» à pleine gorge du tigre qui charge.
Alors, il y eut un hurlement—un hurlement bizarre, indigne d’un tigre—poussé par Shere Khan.
—Il a manqué son coup, dit mère Louve. Qu’est-ce que c’est?
Père Loup courut à quelques pas de l’entrée; il entendit Shere Khan murmurer et grommeler sauvagement tout en se démenant dans la brousse.
—L’imbécile a eu l’esprit de sauter sur un feu de bûcherons et s’est brûlé les pieds! dit père Loup en grognant. Tabaqui est avec lui.
—Quelque chose monte la colline, dit mère Louve en dressant une oreille. Tiens-toi prêt.
Il y eut un petit froissement de buissons dans le fourré. Père Loup, ses hanches sous lui, se ramassa, prêt à sauter. Alors, si vous aviez été là, vous auriez vu la chose la plus étonnante du monde: le loup arrêté à mi-bond. Il prit son élan avant de savoir ce qu’il visait, puis il essaya de se retenir. Il en résulta un saut de quatre ou cinq pieds droit en l’air, d’où il retomba presque au même point du sol qu’il avait quitté.
—Un homme! hargna-t-il. Un petit d’homme. Regarde!
En effet, devant lui, s’appuyant à une branche basse, se tenait un bébé brun tout nu, qui pouvait à peine marcher, le plus doux et potelé petit atome qui fût jamais venu, la nuit, à la caverne d’un loup. Il leva les yeux pour regarder père Loup en face et se mit à rire.
—Est-ce un petit d’homme? dit mère Louve. Je n’en ai jamais vu. Apporte-le ici.
Un loup, accoutumé à transporter ses propres petits, peut très bien, s’il est nécessaire, prendre dans sa gueule un œuf sans le briser. Quoique les mâchoires de père Loup se fussent refermées complètement sur le dos de l’enfant, pas une dent n’égratigna la peau lorsqu’il le déposa au milieu de ses petits.
—Qu’il est mignon! Qu’il est nu!... Et qu’il est brave! dit avec douceur mère Louve.
Le bébé se poussait, entre les petits, contre la chaleur du flanc tiède.
—Ah! ah! Il prend son repas avec les autres... Ainsi, c’est un petit d’homme. A-t-il jamais existé une louve qui pût se vanter d’un petit d’homme parmi ses enfants?
—J’ai parfois ouï parler de semblable chose, mais pas dans notre clan ni de mon temps, dit père Loup. Il n’a pas un poil, et je pourrais le tuer en le touchant du pied. Mais, voyez, il me regarde et n’a pas peur!
Le clair de lune s’éteignit à la bouche de la caverne, car la grosse tête carrée et les fortes épaules de Shere Khan en bloquaient l’ouverture et tentaient d’y pénétrer. Tabaqui, derrière lui, piaulait:
—Monseigneur, Monseigneur, il est entré ici!
—Shere Khan nous fait grand honneur,—dit père Loup, les yeux mauvais.—Que veut Shere Khan?
—Ma proie. Un petit d’homme a pris ce chemin. Ses parents se sont enfuis. Donnez-le-moi!
Shere Khan avait sauté sur le feu d’un campement de bûcherons, comme l’avait dit père Loup, et la brûlure de ses pattes le rendait furieux. Mais père Loup savait que l’ouverture de la caverne était trop étroite pour un tigre. Même où il se tenait, les épaules et les pattes de Shere Khan étaient resserrées par le manque de place, comme les membres d’un homme qui tenterait de combattre dans un baril.
—Les loups sont un peuple libre, dit père Loup. Ils ne prennent d’ordres que du Conseil supérieur du clan, et non point d’aucun tueur de bœufs plus ou moins rayé. Le petit d’homme est à nous... pour le tuer si nous en avons envie.
—Envie, ou pas envie...! Quel langage est-ce là? Par le taureau que j’ai tué, dois-je attendre, le nez dans votre repaire de chiens, lorsqu’il s’agit de mon dû le plus strict? C’est moi, Shere Khan, qui parle.
Le rugissement du tigre emplit la caverne de son tonnerre. Mère Louve secoua les petits de son flanc et s’élança, ses yeux, comme deux lunes vertes dans les ténèbres, fixés sur les yeux flambants de Shere Khan.
—Et c’est moi, Raksha (le Démon), qui vais te répondre. Le petit d’homme est mien, Lungri, le mien à moi! Il ne sera point tué. Il vivra pour courir avec le clan, et pour chasser avec le clan; et, prends-y garde, chasseur de petits tout nus, mangeur de grenouilles, tueur de poissons! il te fera la chasse, à toi!... Maintenant, sors d’ici, ou, par le Sambhur que j’ai tué—car moi je ne me nourris pas de bétail mort de faim,—tu retourneras à ta mère, bête brûlée de la jungle, plus boiteux que jamais tu n’es venu au monde. Va-t’en!
Père Loup leva les yeux, stupéfait. Il ne se souvenait plus des jours où il avait conquis mère Louve, en loyal combat contre cinq autres loups, au temps où, dans les expéditions du clan, ce n’était pas par pure politesse qu’on l’appelait le Démon. Shere Khan aurait pu tenir tête à père Loup, mais il ne pouvait s’attaquer à mère Louve, car il savait que dans la position où il était elle avait tout l’avantage du terrain et qu’elle combattrait à mort. Aussi se recula-t-il hors de l’ouverture en grondant; et, quand il fut à l’air, libre, il cria:
—Chaque chien aboie dans sa propre cour! Nous verrons ce que dira le clan, comment il prendra cet élevage de petit d’homme. Le petit est à moi, et sous ma dent il faudra bien qu’à la fin il tombe, ô voleurs à queues touffues!
Mère Louve se laissa retomber, haletante, parmi les petits, et père Loup lui dit gravement:
—Là, Shere Khan a raison; le petit doit être montré au clan. Veux-tu encore le garder, mère?
Elle souffla:
—Si je veux le garder!... Il est venu tout nu, la nuit, seul et mourant de faim, et il n’avait même pas peur. Regarde, il a déjà poussé un de nos bébés de côté. Et ce boucher boiteux l’aurait tué et se serait sauvé ensuite vers la Waingunga, tandis que les villageois d’ici seraient accourus, à travers nos reposées, faire une battue pour en tirer vengeance!... Si je le garde? Assurément, je le garde. Couche-toi là, petite grenouille... O toi, Mowgli, car Mowgli la Grenouille je veux t’appeler, le temps viendra où tu feras la chasse à Shere Khan comme il t’a fait la chasse à toi!
—Mais que dira notre clan? dit père Loup.