Ruy Blas: Drame. Victor HugoЧитать онлайн книгу.
des hommes; dans ces hommes, dans ces caractères, jeter des passions qui développent ceux-ci et modifient ceux-là; et enfin du choc de ces caractères et de ces passions avec les grandes lois providentielles, faire sortir la vie humaine, c’est-à-dire des événements grands, petits, douloureux, comiques, terribles, qui contiennent pour le cœur ce plaisir qu’on appelle l’intérêt, et pour l’esprit cette leçon qu’on appelle la morale: tel est le but du drame. On le voit; le drame tient de la tragédie par la peinture des passions, et de la comédie par la peinture des caractères. Le drame est la troisième grande forme de l’art, comprenant, enserrant et fécondant les deux premières. Corneille et Molière existeraient indépendamment l’un de l’autre, si Shakspeare n’était entre eux, donnant à Corneille la main gauche, à Molière la main droite. De cette façon les deux électricités opposées de la comédie et de la tragédie se rencontrent, et l’étincelle qui en jaillit, c’est le drame.
En expliquant, comme il les entend et comme il les a déjà indiqués plusieurs fois, le principe, la loi et le but du drame, l’auteur est loin de se dissimuler l’exiguité de ses forces et la brièveté de son esprit. Il définit ici, qu’on ne s’y méprenne pas, non ce qu’il a fait, mais ce qu’il a voulu faire. Il montre ce qui a été pour lui le point de départ. Rien de plus.
Nous n’avons en tête de ce livre que peu de lignes à écrire et l’espace nous manque pour les développements nécessaires. Qu’on nous permette donc de passer, sans nous appesantir autrement sur la transition, des idées générales que nous venons de poser et qui, selon nous (toutes les conditions de l’idéal étant maintenues du reste) régissent l’art tout entier, à quelques-unes des idées particulières que ce drame, Ruy Blas, peut soulever dans les esprits attentifs.
Et premièrement, pour ne prendre qu’un des côtés de la question, au point de vue de la philosophie de l’histoire, quel est le sens de ce drame?—Expliquons-nous.
Au moment où une monarchie va s’écrouler, plusieurs phénomènes peuvent être observés. Et d’abord la noblesse tend à se dissoudre. En se dissolvant elle se divise, et voici de quelle façon:
Le royaume chancelle, la dynastie s’éteint, la loi tombe en ruine; l’unité politique s’émiette aux tiraillements de l’intrigue; le haut de la société s’abâtardit et dégénère; un mortel affaiblissement se fait sentir à tous au dehors comme au dedans; les grandes choses de l’État sont tombées, les petites seules sont debout: triste spectacle public; plus de police, plus d’armée, plus de finances; chacun devine que la fin arrive. De là, dans tous les esprits, ennui de la veille, crainte du lendemain, défiance de tout homme, découragement de toute chose, dégoût profond. Comme la maladie de l’État est dans la tête, la noblesse, qui y touche, en est la première atteinte. Que devient-elle alors? Une partie des gentilshommes, la moins honnête et la moins généreuse, reste à la cour. Tout va être englouti, le temps presse, il faut se hâter, il faut s’enrichir, s’agrandir et profiter des circonstances. On ne songe plus qu’à soi. Chacun se fait, sans pitié pour le pays, une petite fortune particulière dans un coin de la grande infortune publique. On est courtisan, on est ministre, on se dépêche d’être heureux et puissant. On a de l’esprit, on se déprave et l’on réussit. Les ordres de l’État, les dignités, les places, l’argent, on prend tout, on veut tout, on pille tout. On ne vit plus que par l’ambition et la cupidité. On cache les désordres secrets que peut engendrer l’infirmité humaine sous beaucoup de gravité extérieure. Et comme cette vie acharnée aux vanités et aux jouissances de l’orgueil a pour première condition l’oubli de tous les sentiments naturels, on y devient féroce. Quand le jour de la disgrâce arrive, quelque chose de monstrueux se développe dans le courtisan tombé, et l’homme se change en démon.
L’état désespéré du royaume pousse l’autre moitié de la noblesse, la meilleure et la mieux née, dans une autre voie. Elle s’en va chez elle. Elle rentre dans ses palais, dans ses châteaux, dans ses seigneuries. Elle a horreur des affaires, elle n’y peut rien, la fin du monde approche; qu’y faire et à quoi bon se désoler? Il faut s’étourdir, fermer les yeux, vivre, boire, aimer, jouir. Qui sait! a-t-on même un an devant soi? Cela dit, ou même simplement senti, le gentilhomme prend la chose au vif, décuple sa livrée, achète des chevaux, enrichit des femmes, ordonne des fêtes, paye des orgies, jette, donne, vend, achète, hypothèque, compromet, dévore, se livre aux usuriers et met le feu aux quatre coins de son bien. Un beau matin, il lui arrive un malheur. C’est que, quoique la monarchie aille grand train, il s’est ruiné avant elle. Tout est fini, tout est brûlé. De toute cette belle vie flamboyante, il ne reste pas même de la fumée; elle s’est envolée. De la cendre, rien de plus. Oublié et abandonné de tous, excepté de ses créanciers, le pauvre gentilhomme devient alors ce qu’il peut, un peu aventurier, un peu spadassin, un peu bohémien. Il s’enfonce et disparaît dans la foule, grande masse terne et noire que, jusqu’à ce jour, il a à peine entrevue de loin sous ses pieds. Il s’y plonge, il s’y réfugie. Il n’a plus d’or, mais il lui reste le soleil, cette richesse de ceux qui n’ont rien. Il a d’abord habité le haut de la société, voici maintenant qu’il vient se loger dans le bas, et qu’il s’en accommode; il se moque de son parent l’ambitieux, qui est riche et qui est puissant; il devient philosophe, et il compare les voleurs aux courtisans. Du reste, bonne, brave, loyale et intelligente nature; mélange du poëte, du gueux et du prince; riant de tout; faisant aujourd’hui rosser le guet par ses camarades comme autrefois par ses gens, mais n’y touchant pas; alliant dans sa manière, avec quelque grâce, l’impudence du marquis à l’effronterie du zingaro; souillé au dehors, sain au dedans; et n’ayant plus du gentilhomme que son honneur qu’il garde, son nom qu’il cache et son épée qu’il montre.
Si le double tableau que nous venons de tracer s’offre dans l’histoire de toutes les monarchies à un moment donné, il se présente particulièrement en Espagne d’une façon frappante à la fin du dix-septième siècle. Ainsi, si l’auteur avait réussi à exécuter cette partie de sa pensée, ce qu’il est loin de supposer, dans le drame qu’on va lire, la première moitié de la noblesse espagnole à cette époque se résumerait en don Salluste, et la seconde moitié en don César. Tous deux cousins, comme il convient.
Ici, comme partout, en esquissant ce croquis de la noblesse castillane vers 1695, nous réservons, bien entendu, les rares et vénérables exceptions.—Poursuivons.
En examinant toujours cette monarchie et cette époque, au-dessous de la noblesse ainsi partagée, et qui pourrait, jusqu’à un certain point, être personnifiée dans les deux hommes que nous venons de nommer, on voit remuer dans l’ombre quelque chose de grand, de sombre et d’inconnu. C’est le peuple: le peuple, qui a l’avenir et qui n’a pas le présent; le peuple, orphelin, pauvre, intelligent et fort; placé très-bas, et aspirant très-haut; ayant sur le dos les marques de la servitude et dans le cœur les préméditations du génie; le peuple, valet des grands seigneurs, et amoureux, dans sa misère et dans son abjection, de la seule figure qui, au milieu de cette société écroulée, représente pour lui, dans un divin rayonnement, l’autorité, la charité et la fécondité. Le peuple, ce serait Ruy Blas.
Maintenant, au-dessus de ces trois hommes, qui, ainsi considérés, feraient vivre et marcher aux yeux du spectateur, trois faits, et dans ces trois faits toute la monarchie espagnole au dix-septième siècle; au-dessus de ces trois hommes, disons-nous, il y a une pure et lumineuse créature, une femme, une reine. Malheureuse comme femme, car elle est comme si elle n’avait pas de mari; malheureuse comme reine, car elle est comme si elle n’avait pas de roi; penchée vers ceux qui sont au-dessous d’elle par pitié royale et par instinct de femme aussi peut-être, et regardant en bas pendant que Ruy Blas, le peuple, regarde en haut.
Aux yeux de l’auteur, et sans préjudice de ce que les personnages accessoires peuvent apporter à la vérité de l’ensemble, ces quatre têtes ainsi groupées résumeraient les principales saillies qu’offrait au regard du philosophe historien la monarchie espagnole il y a cent quarante ans. A ces quatre têtes, il semble qu’on pourrait en ajouter une cinquième, celle du roi Charles II. Mais, dans l’histoire comme dans le drame, Charles II d’Espagne n’est pas une figure,