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La Force. Paul AdamЧитать онлайн книгу.

La Force - Paul Adam


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sable du Rhin.

      —Parbleu, tu sens la terre fraîche.

      —Je sens la France! car de partout elle se lève avec moi.

      Ils s'embrassèrent et se turent, très émus. Plus tard l'enfant énuméra ce qu'il avait rencontré de bataillons et d'équipages le long des champs verts, à la porte des auberges, dans la poussière des chemins, sous les ombres des forêts denses. La peau du pays se hérissait d'hommes en marche, tels les poils d'une bête furieuse.

      Bernard essaya de renvoyer son frère en Artois. Il épuisa les remontrances, les leçons, les conseils. L'enfant résista.

      —Donne-moi une lettre pour le général Moreau.

      —Tu ne sais pas monter à cheval.

      —Je serai fantassin.

      —Tu vas t'ennuyer de longs mois au dépôt.

      —Non. Tu prieras. Je supplierai. On m'inscrira sur les rôles des compagnies qui s'assemblent.

      —Rêveur!

      Que l'enfant ne voulût pas retourner chez leur père, il dut l'admettre. L'indépendance du gamin irritait le vieillard autoritaire; et on pouvait craindre un malheur entre ces deux êtres colériques.

      —Il a tué sa première femme et ma mère. Il ne me tuera pas!

      —Pense à la sévérité de Brutus envers ses fils. Ils l'acceptaient eux, les grands Romains.

      —Ils acceptaient, et moi je n'accepte point.

      —Orgueilleux.

      —As-tu lu Jean-Jacques, Diderot, Volney?

      —J'ai lu Tacite; je crois que l'individu ne compte pas devant la force de la famille, de la race, de la patrie, de la nation.

      —Je crois à la liberté de l'homme, citoyen du monde.

      —Suppôt de Gracchus Babeuf!

      —Esclave de César!

      Le lieutenant haussa les épaules, puis écrivit des lettres de recommandation.

      —Je monte à cheval ce soir. Les ordres m'enjoignent de conduire une reconnaissance en territoire ennemi, dès que l'on pourra passer l'eau. Dans deux heures tu me diras adieu, en te rendant au quartier général. De là tu feras savoir à notre père ta résolution; et, respectueusement, je te prie, tu lui demanderas… Tu lui demanderas pardon.

      L'enfant frappa du pied. Bernard insista, sévère, et obtint la promesse.

      —Maintenant lave-toi, et puis nous irons dîner.

      Augustin parti, l'aîné admira les lois du mystère qui poussaient hors du gîte les enfants de France, depuis huit années, et les jetaient, au refrain de la Marseillaise, contre le glaive des rois germains, cette ample famille dont la branche franque avait maintenu sous le joug, dix siècles, le colon latin.

      Du seuil de la grange il apercevait luire peu à peu, dans la plaine, la multitude des fusils dressés aux bras des bataillons sous la clarté lunaire. Les brigades marchaient au fleuve obscur entre des berges basses. À la surface des champs, partout, les bataillons surgissaient, innombrables et subits. Les caisses de cuivre brillaient aux hanches des tambours. Un seul pas de trente mille jambes martelait la terre. Les ombres équestres des adjudants-majors volèrent, silencieuses, le long de colonnes. Des essaims de cavalerie se mouvaient. Des caissons cahotaient par les chemins. Le seul pas retentissait formidable et sourd; le seul pas de la nation en armes affrontant le destin nouveau.

      —César! évoqua le jeune homme.

      Il s'hallucina volontiers, désireux d'entrevoir les piques des légionnaires, les casques d'airain, les bâtons portant la fiole d'huile, les licteurs, les vexillaires, le manteau du consul. Consul Romanus!… Ah! ce n'était que ce Corse dont Aurélie blâmait l'épouse douteuse et les appétits naïfs; Aurélie qu'il eût voulu savoir pareille à Lucrèce! Il sourit d'amertume. La barbarie puérile des Francs avait pourri le caractère patricien. Il réfléchit, ne put se résoudre à comparer Octave et Barras. Oh! quel héroïsme réaliserait son illusion du réveil romain? Quel sang, quelles sévérités de la guerre, quels travaux des légions, quel Caton, quel César?… Et, sur la crête de l'armée mouvante, il chercha les aigles.

      Jusqu'au loin, tout s'arrêtait. Des feux flambèrent devant les fronts des compagnies. Les bivouacs s'établirent. Les baïonnettes des sentinelles s'isolèrent. Bernard quitta la grange, se mit à cheval, moins dans l'intention de rejoindre ses soldats que dans celle de mieux voir l'étendue. Il gagna le monticule voisin.

      Les eaux bruyaient doucement vers la campagne dodue. Mille feux s'allumaient à la lisière des bois bleuis par la lune. Des bêtes hennirent. Les falots des pontonniers coururent sur les barques réunies entre les rives. Les marteaux enfonçaient les dernières chevilles: et, par-dessus la petite cité mal endormie dans le repli du fleuve, une buée rousse signalait la rumeur éclose entre les pinacles des églises et les pentes des toitures. Au-delà des eaux, d'autres bois s'étendaient sur les ondulations du sol, voisins de ceux où, six mois avant, lui-même avait couvert, houzard, à l'extrême gauche, la retraite de Jourdan.

      Sous l'uniforme de dragon, et l'épaulette acquise, allait-il connaître encore la défaite, ou la victoire, ou la mort?

      Revenir triomphant, capitaine, près d'Aurélie qui regretterait ses impertinences à l'égard d'un frère illustre; ce fut l'essentiel de sa pensée.

      Une barque chargée d'infanterie longea les pontons et fut atterrir sur l'autre berge, où des feux de bivouac s'agitèrent. Cette troupe formait le soutien de la reconnaissance qu'il mènerait. Deux compagnies françaises passaient depuis le crépuscule; on avait entendu plusieurs coups de carabine. Des patrouilles à cheval avertissaient ainsi les postes impériaux de l'événement subit, car leurs têtes de colonnes s'attardaient encore à huit lieues du Rhin, pour masquer la concentration hésitante de leurs forces, sur la ligne d'Engen à Stockach.

      L'émotion pâlissait un peu la face du jeune brigadier qui vint avertir Bernard. Le pont pouvait subir le passage d'un dragon tenant le cheval par la bride. Un à un, suivraient les autres hommes du détachement.

      Bernard rejoignit les vingt cavaliers qui bouclaient leurs portemanteaux aux troussequins des selles. Ils faisaient vite, fiévreux; car un nouveau coup de carabine roula d'échos en échos, sur l'autre rive.

      Le premier homme passa. C'était un maréchal des logis du vieux régiment de Bourbon-Vendôme, qui s'était battu sous le Bien-Aimé. Il prit l'attitude grave des vieux soldats allant au feu. Ses favoris grisonnants rejoignaient une bouche close. Il flatta son cheval avant de lui faire tenter le premier pas sur les madriers joints au milieu des bateaux en file. L'animal le suivit, attentif à ses sabots. Tous deux se comprenaient. «Pied-de-Jacinthe, recommanda Bernard, dès que tu auras cinq cavaliers avec toi, de l'autre côté, tu en expédieras deux vers l'endroit où l'on tire. Je t'envoie d'abord ceux qui parlent allemand, Closter et Ulbach, Grünbier. Ils doivent découvrir aussitôt un chemin à gauche, celui de Mühlenhof. Une maison est à six cents toises de la berge, sur ce chemin. Ils s'arrêteront là et placeront deux vedettes. On interrogera les gens sur l'ennemi.»

      Pied-de-Jacinthe hochait sa vieille tête pour acquiescer. Il continua de maintenir son cheval en équilibre. Les eaux grouillaient autour des quilles de bateaux. De leurs falots, les pontonniers éclairèrent les poutres où l'homme et la bête persévéraient. Le vent était froid. «Alsaciens, à vous!» dit Bernard. Ils s'avancèrent blonds. Les casques ne pouvaient couvrir entièrement ces grands crânes. Les fortes cuisses enflaient leurs culottes de peau; leur carrure emplissait l'habit vert. Ils se tinrent immobiles; et leurs fronts se ridaient pendant le discours de Bernard. «Ulbach, vous interrogerez les habitants de la maison, et vous traduirez leurs paroles au maréchal des logis…» Celui-ci avait de grosses lèvres pâles, des courts favoris de chanvre… Il montra l'ivoire de ses dents pour sourire, lorsque Bernard eut dit: «Strasbourg


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