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La Force - Paul Adam


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au milieu de la solitude. Il effara des pauvresses qui cheminaient par une sente et qui se blottirent dans le buisson d'aubépine.

      La fièvre de la course étourdit Bernard uni à la chaleur de son cheval par toutes les secousses. Il attendit son effroi de l'ennemi devenu ce seul major de chevau-légers, dont l'image terrorisait visiblement les yeux attentifs des dragons. Afin de se dérober à la peur, il murmura le nom d'Aurélie, mais il la comprit indifférente. Au milieu de ses romans, pensait-elle qu'il y eût à cette heure par les prairies d'Allemagne un frère désireux de la gloire propre à la séduire. L'ironie du jeune homme sourit à lui-même. Il ferma les yeux, s'en remit à son cheval et au hasard pour définir le destin.

      Et brusquement, à la cime d'une dernière côte, le soleil frappa ses paupières qu'il rouvrit sur le spectacle d'une plaine où pullulèrent des cavaleries inconnues. Devant, les nues de fumée blanche se roulaient et se diluaient entre vingt batteries tonnantes. Au fond, un village dégorgeait des foules d'infanterie qui refluèrent jusque les coteaux de l'horizon. Vers elles une demi-brigade française gagnait le terrain par colonnes de bataillons.

      Bernard remarqua les pelisses écarlates du 5e hussards qui trottait à l'aile gauche enveloppante. Dans la même seconde les chevau-légers débouchèrent par l'autre versant de la montagne, tandis que le petit général, au galop de son cheval clair, accourait de cette plaine tumultueuse, où il devançait la brigade. Il cria l'ordre de hâte. Les dragons chargeraient après la cavalerie du général d'Hautpoul, dont les cuirasses étincelèrent à la suite des bataillons qui avançaient l'arme au bras, les plumets sur l'oreille, dans une même progression rythmique de guêtres noires et de culottes blanches, dans une même masse d'habits bleus aux bandoulières en croix.

      La rumeur emplissait les oreilles, étouffée par la canonnade, puis renforcée par vingt mille vociférations. Saisi dans ce mécanisme de forces immenses, Bernard Héricourt perdit instantanément toute crainte. Le petit général proclama que l'on était vainqueurs; il désigna sur les hauteurs de l'est les fumées nouvelles des batteries françaises, les lignes bleues de l'infanterie issue des bois, les bandes de tirailleurs dévalant à travers les ravins, les essaims de hussards noircissant les routes et, parmi les nuées de poussière, les convois de caissons qu'on écouta retentir. Bernard s'abandonnait à la joie de croire qu'il allait brandir un sabre glorieux. Les clameurs énormes le grisaient de confiance. Et les dragons aussi s'animèrent, car le petit général doré, radieux de dire le triomphe, pérora debout sur les étriers, en attestant les annales de la nation.

      Comme l'eau s'échappe d'une corbeille, l'armée de la République coulait des bois, par fleuves de fantassins, par ruisseaux d'artillerie sautante, par gros bouillons de cavalerie rapide. Cela s'unissait en un lac fumeux, plein d'éclairs et de couleurs vives. L'onde humaine poussait mille flots contre le tonnerre des canons et le peuple empanaché des escadrons adversaires. Jeux des couleurs et des clameurs, spectacle des forces en marche, cris solennels du canon, rythme éblouissant des jambes de chevaux qui trottaient partout sur la verte terre, évolutions des lignés rompues, rattachées, enfoncées, réunies, bandes de baïonnettes lumineuses, floraison des plumets en masse, essors des hussards lancés à tire d'aile…, cela pénétrait Héricourt au moyen de toutes les sensations visuelles, auditives, tactiles aussi, puisque son cheval écumeux chauffait ses cuisses et que la dragonne du sabre liait sa main. En lui la bataille se déployait; elle chantait dans la fièvre de son sang. Elle envahit ses narines avec l'odeur de la poudre que le vent apporta de deux pièces instantanément braquées à gauche du tertre où ils soufflaient, bêtes et gens. Lui bayait au spectacle des colères nationales entrechoquées dans le creux de cette vallée forestière; et toutes les âmes de ses dragons y bayaient aussi. Les pupilles se dilatèrent, les bouches haletaient. Surchauffée au feu de la canonnade l'âme de la race s'évaporait des soldats, s'agrégeait au-dessus des bataillons, se personnifiait en un seul enthousiasme; les dragons s'en grisèrent au point de bondir, rieurs et fous, à l'ordre du colonel qui survint en sueur, l'habit déboutonné, le sabre encore sanglant.

      Le trot des sept escadrons frappa d'un seul roulement l'inclinaison du sol. L'avalanche d'hommes s'abattit vers la plaine. Le dur tumulte de fer qui l'enveloppait, qui sonnait derrière lui, accolaient mieux Héricourt au corps de l'armée et aux vigueurs de la France. Le pays tourbillonna. Les forêts filèrent aux flancs des colonnes. La batterie de deux pièces s'éclipsa sur le côté, avec les panaches rouges de ses artilleurs maniant le refouloir. Après, ce fut la résonnance de la route, la nuée de poussière qui aveugla, l'illumination des casques précédents et les échevèlements des crinières, et les lueurs levées des sabres, et une hurlée sans nom de mille bouches rauques qui répondirent au déchirement des feux de files. Les ordres criés par les chefs de la division d'Hautpoul se rapprochaient d'escadrons en escadrons. On ferma les yeux à cause de la poussière. Affolés, les animaux n'obéirent plus aux genoux ni à la bride. L'essor unique du troupeau rué les enleva, devant que le colonel eût clamé: «Dragons, en avant! Pour charger… Au galop… Maarche!…» Comment une demi-conversion put-elle s'exécuter au geste mécanique de Bernard, répété par Pied-de-Jacinthe disant: «À nous, à nous…, maintenant. Assurez vos sabres… Pitouët, tu te baisseras à droite de l'encolure, et pointe de bas en haut, mon garçon. Aie pas peur, je te suis…» Les bêtes volaient, le col tendu. Il y eut un déploiement à droite. «C'est à moi…» se dit Bernard. Ses hommes inclinaient la tête et ouvraient la bouche, en tâchant de voir. Comme les branches soudain dépliées d'un gigantesque éventail, les pelotons s'étalèrent, hors la route, dans un champ de luzerne, et l'on courut à la ligne bruissante d'une cavalerie. «Les schapskas rouges!—Les lances!—Ce sont eux!—Gare au vieil homme!—Nondain!—Sainte-Anne!—En avant!… Dragons en avant!» Le gros colonel dépassait la ligne, suivi d'un essaim d'officiers. Retroussée, la manche découvrit son bras velu, lié au sabre. Il parut une bête formidable dont la crinière s'éparpilla. Sa jument pie vêtue d'une chabraque pourpre martelait le sol d'un quadruple effort, et s'encapuchonnait, bien que l'homme tirât la bride, debout sur les étriers. Telle une seule vague robuste précède le flot qui veut assaillir la plage; la jument pie galopait, le poitrail blanc d'écume, et portait le héros contre le péril. À le voir affronter l'élan des Impériaux qui grandirent, les dragons cessèrent de pâlir.—Ils relâchèrent les brides et s'abandonnèrent. Alors l'héroïsme des ancêtres ressuscita dans les cœurs. Nondain, de sa faible voix miraculeusement accrue, hurla un cri répété le long des lignes, des crinières éparses, des fourreaux balancés, des galops de démence. La contagion du courage acheva d'étourdir.

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