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La Force. Paul AdamЧитать онлайн книгу.

La Force - Paul Adam


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verdures. Il éclaira les feuilles. Il dora la terre. Il étincela contre des métaux alignés. Héricourt dut admettre que c'étaient les fusils des soldats en bataille. Heureusement, Marius avait rétabli le contact de l'escadron qui arrivait au trot.

      En tête galopaient le colonel et ses officiers. Suivi du prisonnier, Bernard Héricourt fut au-devant d'eux. Son orgueil craignit un blâme du supérieur, gros homme de quarante-cinq ans, jadis écuyer du duc de Luxembourg, et qui, lors du 10 juin, avait conduit les sans-culottes à l'hôtel de son maître, afin d'y recueillir la correspondance. La Convention l'avait récompensé en le nommant officier de remonte. Il avait gagné ses grades ensuite dans les Flandres et dans les Hollandes, en sabrant. Il lisait à peine. Sa haine des royalistes lui avait valu de la faveur, non moins que sa bravoure contre leurs alliés.

      —Eh bien! Monsieur, cria-t-il de loin. Et il frappait sa cuisse de son gant lourd.

      Le lieutenant parla.

      —Plus haut, Monsieur! Plus haut! Je n'entends rien!…

      Bernard haussa la voix fièrement.

      —Bien… Bien! dit le gros homme. D'ailleurs, vous êtes, je pense, plus que moi le maître du régiment. Que devons-nous faire?

      —Mon colonel…

      —Moi, je chargerais cette canaille…

      Il désigna la ville encaissée dans le ravin, au bas des pentes. Bernard tenta de l'éclairer sur la folie d'une telle manœuvre.

      —Monsieur, je dois toucher aujourd'hui la droite du général Gouvion Saint-Cyr. Je connais mes ordres, s'il vous plaît. Cette bicoque fait obstacle. Il faut l'enlever.

      —Notre prisonnier appartient au petit corps qui défendait avant-hier le passage de l'Alb. Ce corps a usé d'artillerie.

      —Monsieur… Je me f… de leur artillerie, moi! Il est une heure. Avant cinq heures, je dois avoir pris contact avec les flanqueurs du général Gouvion Saint-Cyr. À deux heures, nous déboucherons de la vallée, au nord. Capitaine, va reconnaître le terrain. Le régiment marchera en colonnes, par pelotons… Une fois en bas… On se formera en bataille devant ces prés, où tu aperçois de l'infanterie… Monsieur, rejoignez votre escadron.

      La fureur gonflait les veines de sa face rouge. À la fin des phrases, il claquait la culotte de peau enveloppant sa large cuisse.

      Bernard Héricourt revint jusque son peloton et transmit le commandement à Pied-de-Jacinthe. Pourquoi le colonel le haïssait-il?

      Ce fut un moment pénible. Il se crut abandonné du monde, et le désastre envelopperait, en outre, son régiment. Mourrait-il? Irait-il, captif, périr d'ennui dans une forteresse des monts Carpathes, après les marchés indéfinies sous les quolibets allemands des villageois. Et ses hommes, de quelle façon le jugeraient-ils, ayant écouté les paroles du colonel qui, pour un peu, eussent qualifié de couardise la prudence. Héricourt n'osa plus voir ses Gascons, ni leurs figures égratignées, ni ce blessé pâlissant entre ses cravates de toiles rougies, à chaque pas de sa monture.

      L'esprit du lieutenant ricanait, ironique envers soi: Aurélie était le sentiment! Zulma, l'amour! Bonaparte, la gloire!… Pitouët injuria «le nouveau Cromwell», dans le discours tenu à sa jument jacobine. La gloire qui allait finir dans la défaite du régiment éclairé par leurs soins! Le caractère!… Scipion! Marius! César! Les aigles! Où sa grandeur en cet instant? Il s'interrogea. Sa grandeur était de subir le sort, résigné, sans murmure, sans violence. Il se vit comme une ruine que les vents assaillent. Et dans cette ruine, un barde solitaire touchait la harpe en chantant la magnificence de sa faiblesse.

      Néanmoins le colonel, cette brute, n'avait point lu trois des livres qui enseignent la guerre. Quelques bassesses et des trahisons civiles l'imposaient comme chef à Bernard Héricourt, qui portait en soi la faculté de vaincre. Proclamer aux soldats l'injustice, les prendre à témoin, supprimer l'imbécile, et préparer, en dépit de tout, la victoire de la Nation!… Il méprisa la nuque épaisse de l'ancien postillon et ses gestes d'écurie. Il se surprit à frapper du poing son cheval pour une désobéissance futile. Enfoncer sa lame dans cette nuque épaisse, débordant le col écarlate de l'uniforme… ah!

      La colonne suivait un chemin à travers bois. La poussière montait du sol, saupoudrait les habits verts, le poil des montures, le cirage des bottes. Le silence des hommes devint solennel. Chacun, à part soi, appréhendait la peur prochaine du combat. Aux cimiers trop droits, aux crinières trop raides, à l'attention qui évitait toute faute minime dans la conduite des bêtes, Bernard devina cette angoisse contenue. Les soldats réunissaient le total des chances possibles en exécutant avec scrupule les prescriptions réglementaires. Ils rectifiaient l'emmêlement des brides. Ils lâchaient aussi le bouton de veste qui gênerait l'aise. Plusieurs raccourcissaient les étrivières, afin de sentir l'étrier comme un piédestal solide pour le geste de mort. Les Gascons seuls bavardaient encore, cherchaient à voir par le travers des files le bout de la route et le hasard. Les Alsaciens tâchaient de grandir en se redressant. Ceux de Marseille au contraire se ramassaient, déjà prudents, à l'abri des encolures. De toute l'inquiétude de leur œil bleuâtre, les Bretons questionnaient les figures des chefs, des camarades, comme si l'on pouvait leur dire le sort. Froids, les Flamands s'assuraient de leur assiette en selle et prenaient une attitude de colère grave. Les Tourangeaux essayaient de ne rien connaître, la tête basse, les yeux clos, déjà prêts à s'endormir du sommeil définitif tout accepté. Bon chien de troupeau, Pied-de-Jacinthe s'assura que les mousquetons se décrocheraient facilement, que les sangles ne glisseraient point. Les rides plissant sa vieille figure aux favoris gris, il côtoyait le peloton, sans hâte, sans paresse, méthodique; puis vint trotter à la droite du Parisien qu'il chérissait, lui donna des conseils mal entendus par l'homme nerveux, blanc déjà comme la craie, et que son col étrangla.

      Un commandement, deux, dix, se répétant au long de la route; et, pareils aux leviers d'une mécanique immense, les escadrons évoluèrent sur le pivot du centre.

      On galopa derrière une ligne faite de crinières noires, de gibernes dorées, de portemanteaux bouclés, de croupes animales. On croisa l'élan contraire d'une autre chevauchée. Les fourreaux de sabre sonnaient. Les crinières s'échevelaient. Les doublures écarlates des basques d'habits illuminaient. Le terreau d'un champ jaillit jusque les fontes. Le trot s'assourdit.

      «En bataille. Par escadrons…»

      L'âme de Bernard, un instant saisie par le mécanisme du régiment, se libéra. La ville apparut de nouveau très proche, à l'est, au pied d'une vaste pente, avec ses ponts encombrés de blanche infanterie, sa promenade où luisaient les baïonnettes des Impériaux, ses rues pleines de chariots, de troupes, de gens à cheval, d'habitants qui fermaient leurs portes et rabattaient leurs auvents. Le clocher lança le premier coup du tocsin. À droite et à gauche du lieutenant, la brigade entière des dragons s'étendit, lumineuse par tous ses casques, les officiers en avant, sur des bêtes fiévreuses.

      À cinq cents toises devant la ville brunâtre, une géométrie humaine s'immobilisait: deux carrés de bataillons, aux guêtres noires, avec le bronze de quatre pièces braquées entre eux. Ce ne bougea plus. On vit seulement fumer les mèches aux boute-feu des artilleurs; tandis que, sur la gauche de la pente, au sud, les chevau-légers réunis et minuscules, attendaient le signal de la charge en flanc. «Jolie situation!» grogna Bernard.

      Mais le général de brigade s'avançait hors de la ligne. C'était, sur le grand cheval blanc, un freluquet perdu dans une redingote fleurie d'or, écrasé par un vaste chapeau aux plumets fastueux. Un sabre d'or pendait à la selle. L'essaim d'état-major le suivit au pas. Il tourna, parcourut le front de bandière, gesticula.

      Bernard Héricourt se demandait quels ordres miraculeux allaient sortir de cette bouche. À mesure que le général s'approchait, on entendit mieux sa voix aigre. Il s'égosilla. On distingua les mots: «Nation, République… Guerre aux tyrans!» et l'on aperçut sa petite figure gamine engoncée dans la cravate noire, dans les broderies du col double. Arrivé devant le peloton d'Héricourt, il s'arrêta. Les genoux maigres de


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