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L'Argent. Emile ZolaЧитать онлайн книгу.

L'Argent - Emile Zola


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l'espoir lointain où elle se raccrochait, aux heures de désastre. Et, le hasard ayant, lui aussi, des cruautés abominables, elle avait justement appris, l'avant-veille, que son mari était mort, elle venait enfin de croire, pendant quarante-huit heures, à la réalisation prochaine de son rêve. Sa vie s'effondrait, elle en restait anéantie. Le soir même, une autre stupeur l'attendait: comme, à son habitude, avant de remonter se coucher, elle entrait chez Saccard causer des ordres du lendemain, il lui parla de son malheur, si doucement, qu'elle éclata en sanglots; puis, dans cet attendrissement invincible, dans une sorte de paralysie de sa volonté, elle se trouva entre ses bras, elle lui appartint, sans joie ni pour l'un ni pour l'autre. Quand elle se reprit, elle n'eut pas de révolte, mais sa tristesse en fut accrue, à l'infini. Pourquoi avait-elle laissé s'accomplir cette chose? elle n'aimait pas cet homme, lui-même ne devait pas l'aimer. Ce n'était point qu'il lui parût d'un âge et d'une figure indignes de tendresse; sans beauté certes, et vieux déjà, il l'intéressait par la mobilité de ses traits, par l'activité de toute sa petite personne noire; et, l'ignorant encore, elle voulait le croire serviable, d'une intelligence supérieure, capable de réaliser les grandes entreprises de son frère, avec l'honnêteté moyenne de tout le monde. Seulement, quelle chute imbécile! Elle, si sage, si instruite par la dure expérience, si maîtresse d'elle-même, avoir ainsi succombé, sans savoir pourquoi ni comment, dans une crise de larmes, en grisette sentimentale! Le pis était qu'elle le sentait, autant qu'elle, étonné, presque fâché de l'aventure. Lorsque, cherchant à la consoler, il lui avait parlé de M. Beaudoin comment d'un amant ancien, dont la basse trahison ne méritait que l'oubli, et qu'elle s'était récriée, en jurant que jamais rien ne s'était passé entre eux, il avait d'abord cru qu'elle mentait, par une fierté de femme; mais elle était revenue sur ce serment avec tant de force, elle montrait des yeux si beaux, si clairs de franchise, qu'il avait fini par être convaincu de la vérité de cette histoire, elle par droiture et dignité se gardant pour le jour des noces, l'homme patientant deux années, puis se lassant et en épousant une autre, quelque occasion trop tentante de jeunesse et de richesse. Et le singulier était que cette découverte, cette conviction qui aurait dû passionner Saccard, l'emplissait au contraire d'une sorte d'embarras, tellement il comprenait la fatalité sotte de sa bonne fortune. Du reste, ils ne recommencèrent pas, puisque ni l'un ni l'autre ne paraissait en avoir l'envie.

      Pendant quinze jours, Mme Caroline resta ainsi affreusement triste. La force de vivre, cette impulsion qui fait de la vie une nécessité et une joie, l'avait abandonnée. Elle vaquait à ses occupations si multiples, mais comme absente, sans s'illusionner même sur la raison et l'intérêt des choses. C'était la machine humaine travaillant dans le désespoir du néant de tout. Et, au milieu de ce naufrage de sa bravoure et de sa gaieté, elle ne goûtait qu'une distraction, celle de passer toutes ses heures libres le front aux vitres d'une fenêtre du grand cabinet de travail, les regards fixés sur le jardin de l'hôtel voisin, cet hôtel Beauvilliers, où, depuis les premiers jours de son installation, elle devinait une détresse, une de ces misères cachées, si navrantes dans leur effort à sauvegarder les apparences. Il y avait là aussi des êtres qui souffraient, et son chagrin était comme trempé de ces larmes, elle agonisait de mélancolie, jusqu'à se croire insensible et morte dans la douleur des autres.

      Ces Beauvilliers, qui autrefois, sans compter leurs immenses domaines de la Touraine et de l'Anjou, possédaient, rue de Grenelle, un hôtel magnifique, n'avaient plus à Paris que cette ancienne maison de plaisance, bâtie en dehors de la ville au commencement du siècle dernier, et qui se trouvait aujourd'hui enclavée parmi les constructions noires de la rue Saint-Lazare. Les quelques beaux arbres du jardin restaient là comme au fond d'un puits, la mousse mangeait les marches du perron, émietté et fendu. On eût dit un coin de nature mis en prison, un coin doux et morne, d'une muette désespérance, où le soleil ne descendait plus qu'en un jour verdâtre, dont le frisson glaçait les épaules. Et, dans cette paix humide de cave, en haut de ce perron disjoint, la première personne que Mme Caroline avait aperçue était la comtesse de Beauvilliers, une grande femme maigre de soixante ans, toute blanche, l'air très noble, un peu surannée. Avec son grand nez droit, ses lèvres minces, son cou particulièrement long, elle avait l'air d'un cygne très ancien, d'une douceur désolée. Puis, derrière elle, presque aussitôt, s'était montrée sa fille, Alice de Beauvilliers, âgée de vingt-cinq ans, mais si appauvrie, qu'on l'aurait prise pour une fillette, sans le teint gâté et les traits déjà tirés du visage. C'était la mère encore, chétive, moins l'aristocratique noblesse, le cou allongé jusqu'à la disgrâce, n'ayant plus que le charme pitoyable d'une fin de grande race. Les deux femmes vivaient seules, depuis que le fils, Ferdinand de Beauvilliers, s'était engagé dans les zouaves pontificaux, à la suite de la bataille de Castelfidardo, perdue par Lamoricière. Tous les jours, lorsqu'il ne pleuvait pas, elles apparaissaient ainsi, l'une derrière l'autre, elles descendaient le perron, faisaient le tour de l'étroite pelouse centrale, sans échanger une parole; il n'y avait que des bordures de lierre, les fleurs n'auraient pas poussé, ou peut-être auraient-elles coûté trop cher. Et cette promenade lente, sans doute une simple promenade de santé, par ces deux femmes si pâles, sous ces arbres centenaires qui avaient vu tant de fêtes et que les bourgeoises maisons du voisinage étouffaient, prenait une mélancolique douleur, comme si elles eussent promené le deuil des vieilles choses mortes.

      Alors, intéressée, Mme Caroline avait guetté ses voisines par une sympathie tendre, sans curiosité mauvaise; et, peu à peu, dominant le jardin, elle pénétra leur vie, qu'elles cachaient avec un soin jaloux, sur la rue. Il y avait toujours un cheval dans l'écurie, une voiture sous la remise, que soignait un vieux domestique, à la fois valet de chambre, cocher et concierge; de même qu'il y avait une cuisinière, qui servait aussi de femme de chambre; mais, si la voiture sortait de la grand-porte, correctement attelée, menant ces dames à leurs courses, si la table gardait un certain luxe, l'hiver, aux dîners de quinzaine où venaient quelques amis, par quels longs jeûnes, par quelles sordides économies de chaque heure était achetée cette apparence menteuse de fortune! Dans un petit hangar, à l'abri des yeux, c'étaient de continuels lavages, pour réduire la note de la blanchisseuse, de pauvres nippes usées par le savon, rapiécées fil à fil; c'étaient quatre légumes épluchés pour le repas du soir, du pain qu'on faisait rassir sur une planche, afin d'en manger moins; c'étaient toutes sortes de pratiques avaricieuses, infimes et touchantes, le vieux cocher recousant les bottines trouées de mademoiselle, la cuisinière noircissant a l'encre les bouts de gants trop défraîchis de madame; et les robes de la mère qui passaient à la fille après d'ingénues transformations, et les chapeaux qui duraient des années, grâce à des échanges de fleurs et de rubans. Lorsqu'on n'attendait personne, les salons de réception, au rez-de-chaussée, étaient fermés soigneusement, ainsi que les grandes chambres du premier étage; car, de toute cette vaste habitation, les deux femmes n'occupaient plus qu'une étroite pièce, dont elles avaient fait leur salle à manger et leur boudoir. Quand la fenêtre s'entrouvrait, on pouvait apercevoir la comtesse raccommodant son linge, comme une petite bourgeoise besogneuse; tandis que la jeune fille, entre son piano et sa boîte d'aquarelle, tricotait des bas et des mitaines pour sa mère. Un jour de gros orage, toutes deux furent vues descendant au jardin, ramassant le sable que la violence de la pluie emportait.

      Maintenant, Mme Caroline savait leur histoire. La comtesse de Beauvilliers avait beaucoup souffert de son mari, qui était un débauché, et dont elle ne s'était jamais plainte. Un soir, on le lui avait rapporté, à Vendôme, râlant, avec un coup de feu au travers du corps. On avait parlé d'un accident de chasse quelque balle envoyée par un garde jaloux, dont il devait avoir pris la femme ou la fille. Et le pis était que s'anéantissait avec lui cette fortune des Beauvilliers, autrefois colossale, assise sur des terres immenses, des domaines royaux, que la Révolution avait déjà trouvée amoindrie, et que son père et lui venaient d'achever. De ces vastes biens fonciers, une seule ferme demeurait, les Aublets, à quelques lieues de Vendôme, rapportant environ quinze mille francs de rente, l'unique ressource de la veuve et de ses deux enfants. L'hôtel de la rue de Grenelle était depuis longtemps vendu, celui de la rue Saint-Lazare mangeait la grosse part des quinze mille francs de la ferme, écrasé d'hypothèques, menacé d'être mis en vente à son tour, si l'on ne payait pas les intérêts; et il ne restait guère que six ou sept mille francs pour l'entretien de quatre personnes, ce train d'une noble famille qui ne voulait pas abdiquer. Il y


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