Sans dessus dessous. Jules VerneЧитать онлайн книгу.
Cela n’est pas certain, répliqua la Revue d’Édimbourg. Et, lors même que cela serait, ne faut-il pas un laps de douze mille ans pour que Véga devienne notre étoile polaire par suite dudit phénomène, et que la situation des territoires arctiques soit changée au point de vue climatérique?
— Eh bien, riposta le Dagblad, de Copenhague, dans douze mille ans, il sera temps de verser les fonds. Mais, avant cette époque, risquer un « krone », jamais! »
Toutefois, s’il était possible que la Revue Scientifique eût raison avec Adhémar, il était bien probable que la North Polar Practical Association n’avait jamais compté sur cette modification due à la précession des équinoxes.
En fait, personne n’arrivait à savoir ce que signifiait cette clause du fameux document, ni quel changement cosmique elle visait dans l’avenir.
Pour le savoir, peut-être eût-il suffi de s’adresser au Conseil d’administration de la nouvelle Société, et plus spécialement à son président. Mais le président, inconnu! Inconnus, également, le secrétaire et les membres dudit Conseil. On ignorait même de qui émanait le document. Il avait été apporté aux bureaux du New-York Herald par un certain William S. Forster, de Baltimore, honorable consignataire de morues pour le compte de la maison Ardrinell and Co, de Terre-Neuve évidemment un homme de paille. Aussi muet sur ce sujet que les produits consignés dans ses magasins, ni les plus curieux ni les plus adroits reporters n’en purent jamais rien tirer. Bref, cette North Polar Practical Association était tellement anonyme qu’on ne pouvait mettre en avant aucun nom. C’est bien là le dernier mot de l’anonymat.
Cependant, si les promoteurs de cette opération industrielle persistaient à maintenir leur personnalité dans un absolu mystère, leur but était aussi nettement que clairement indiqué par le document porté à la connaissance du public des deux Mondes.
En effet, il s’agissait bien d’acquérir en toute propriété la partie des régions arctiques, délimitée circulairement par le quatre-vingt-quatrième degré de latitude, et dont le Pôle nord occupe le point central.
Rien de plus exact, d’ailleurs, que parmi les découvreurs modernes, ceux qui s’étaient le plus rapprochés de ce point inaccessible, Parry, Marckham, Lockwood et Brainard, fussent restés en deçà de ce parallèle. Quant aux autres navigateurs des mers boréales, ils s’étaient arrêtés à des latitudes sensiblement inférieures, tels : Payez, en 1874, par 82°15’, au nord de la terre François-Joseph et de la Nouvelle-Zemble; Leout, en 1870, par 72°47’, au-dessus de la Sibérie; De Long, dans l’expédition de la Jeannette, en 1879, par 78°45’, sur les parages des îles qui portent son nom. Les autres, dépassant la Nouvelle-Sibérie et le Groënland, à la hauteur du cap Bismarck, n’avaient pas franchi les soixante-seizième, soixante-dix-septième et soixante-dix-neuvième degrés de latitude. Donc, en laissant un écart de vingt-cinq minutes d’arc, entre le point soit 83°35’ où Lockwood et Brainard avaient mis le pied, et le quatre-vingt-quatrième parallèle, ainsi que l’indiquait le document, la North Polar Practical Association n’empiétait pas sur les découvertes antérieures. Son projet comprenait un terrain absolument vierge de toute empreinte humaine.
Voici quelle est l’étendue de cette portion du globe, circonscrite par le quatre-vingt-quatrième parallèle :
De 84° à 90°, on compte six degrés, lesquels, à soixante milles chaque, donnent un rayon de trois cent soixante milles et un diamètre de sept cent vingt milles. La circonférence est donc de deux mille deux cent soixante milles, et la surface de quatre cent sept mille milles carrés en chiffres ronds. [Note 1: Soit 70 650 lieues carrées de 25 au degré, c’est-à-dire un peu plus de deux fois la surface de la France, qui est de 54 000 000 d’hectares.]
C’était à peu près la dixième partie de l’Europe entière un morceau de belle dimension!
Le document, on l’a vu, posait aussi en principe que ces régions, non encore reconnues géographiquement, n’appartenant à personne, appartenaient à tout le monde. Que la plupart des Puissances ne songeassent point à rien revendiquer de ce chef, c’était supposable. Mais il était à prévoir que les États limitrophes du moins voudraient considérer ces régions comme le prolongement de leurs possessions vers le nord et, par conséquent, se prévaudraient d’un droit de propriété. Et, d’ailleurs, leurs prétentions seraient d’autant mieux justifiées que les découvertes, opérées dans l’ensemble des contrées arctiques, avaient été plus particulièrement dues à l’audace de leurs nationaux. Aussi le gouvernement fédéral, représenté par la nouvelle Société, les mettait-il en demeure de faire valoir leurs droits, et prétendait-il les indemniser avec le prix de l’acquisition. Quoi qu’il en fût, les partisans de la North Polar Practical Association ne cessaient de le répéter : la propriété était indivise, et, personne n’étant forcé de demeurer dans l’indivision, nul ne pourrait s’opposer à la licitation de ce vaste domaine.
Les États, dont les droits étaient absolument indiscutables, en tant que limitrophes, étaient au nombre de six : l’Amérique, l’Angleterre, le Danemark, la Suède-Norvège, la Hollande, la Russie. Mais d’autres États pouvaient arguer des découvertes opérées par leurs marins et leurs voyageurs.
Ainsi, la France aurait pu intervenir, puisque quelques- uns de ses enfants avaient pris part aux expéditions qui eurent pour objectif la conquête des territoires circumpolaires. Ne peut-on citer, entre autres, ce courageux Bellot, mort en 1853, dans les parages de l’île de Beechey, pendant la campagne du Phénix, envoyé à la recherche de John Franklin? Doit-on oublier le docteur Octave Pavy, mort en 1884, près du cap Sabine, durant le séjour de la mission Greely au fort Conger? Et cette expédition qui, en 1838-39, avait entraîné jusqu’aux mers du Spitzberg, Charles Martins, Marmier, Bravais et leurs audacieux compagnons, ne serait-il pas injuste de la laisser dans l’oubli? Malgré cela, la France ne jugea point à propos de se mêler à cette entreprise plus industrielle que scientifique, et elle abandonna sa part du gâteau polaire, où les autres Puissances risquaient de se casser les dents. Peut-être eût-elle raison et fit-elle bien.
De même, l’Allemagne. Elle avait à son actif, dès 1671, la campagne du Hambourgeois Frédéric Martens au Spitzberg, et, en 1869-70, les expéditions de la Germania et de la Hansa, commandées par Koldervey et Hegeman, qui s’élevèrent jusqu’au cap Bismarck, en longeant la côte du Groënland. Mais, malgré ce passé de brillantes découvertes, elle ne crut point devoir accroître d’un morceau du Pôle l’empire germanique.
Il en fut ainsi pour l’Autriche-Hongrie, bien qu’elle fût déjà propriétaire des terres de François-Joseph, situées dans le nord du littoral sibérien.
Quant à l’Italie, n’ayant aucun droit à intervenir, elle n’intervint pas quelque invraisemblable que cela puisse paraître.
Il avait bien aussi les Samoyèdes de la Sibérie asiatique, les Esquimaux, qui sont plus particulièrement répandus sur les territoires de l’Amérique septentrionale, les indigènes du Groënland, du Labrador, de l’archipel Baffin-Parry, des îles Aléoutiennes, groupées entre l’Asie et l’Amérique, enfin ceux qui, sous l’appellation de Tchouktchis, habitent l’ancienne Alaska russe, devenue américaine depuis l’année 1867. Mais ces peuplades en somme les véritables naturels, les indiscutables autochtones des régions du nord ne devaient point avoir voix au chapitre. Et puis, comment ces pauvres diables auraient-ils pu mettre une enchère, si minime qu’elle fût, lors de la vente provoquée par la North Polar Practical Association? Et comment ces pauvres gens auraient-ils payé? En coquillages, en dents de morses ou en huile de phoque? Pourtant, il leur appartenait un peu, par droit de premier occupant, ce domaine qui allait être mis en adjudication! Mais, des Esquimaux, des Tchouktchis, des Samoyèdes!… On ne les consulta même pas.
Ainsi va le monde!
II
Dans lequel les délégués anglais, hollandais,