La Débâcle. Emile ZolaЧитать онлайн книгу.
camp, en quête de nouvelles. On était très libre, la discipline semblait s'être relâchée encore, les hommes s'écartaient, rentraient à leur fantaisie. Lui, tranquillement, finit par retourner à Reims, où il voulait toucher un bon de cent francs, qu'il avait reçu de sa soeur Henriette. Dans un café, il entendit un sergent parler du mauvais esprit des dix-huit bataillons de la garde mobile de la Seine, qu'on venait de renvoyer à Paris: le 6e bataillon surtout avait failli tuer ses chefs. Là-bas, au camp, journellement, les généraux étaient insultés, et les soldats ne saluaient même plus le maréchal De Mac-Mahon, depuis Froeschwiller. Le café s'emplissait de voix, une violente discussion éclata entre deux bourgeois paisibles, au sujet du nombre d'hommes que le maréchal allait avoir sous ses ordres. L'un parlait de trois cent mille, c'était fou. L'autre, plus raisonnable, énumérait les quatre corps: le 12e, péniblement complété au camp, à l'aide de régiments de marche et d'une division d'infanterie de marine; le 1er, dont les débris arrivaient débandés depuis le 14, et dont on reformait tant bien que mal les cadres; enfin, le 5e, défait sans avoir combattu, emporté, disloqué dans la déroute, et le 7e qui débarquait, démoralisé lui aussi, amoindri de sa première division, qu'il venait seulement de retrouver à Reims, en pièces; au plus, cent vingt mille hommes, en comptant la cavalerie de réserve, les divisions Bonnemain et Margueritte. Mais le sergent s'étant mêlé à la querelle, en traitant avec un mépris furieux cette armée, un ramassis d'hommes sans cohésion, un troupeau d'innocents menés au massacre par des imbéciles, les deux bourgeois, pris d'inquiétude, craignant d'être compromis, filèrent.
Dehors, Maurice tâcha de se procurer des journaux. Il se bourra les poches de tous les numéros qu'il put acheter; et il les lisait en marchant, sous les grands arbres des magnifiques promenades qui bordent la ville. Où étaient donc les armées allemandes? Il semblait qu'on les eût perdues. Deux sans doute se trouvaient du côté de Metz: la première, celle que le général Steinmetz commandait, surveillant la place; la seconde, celle du prince Frédéric-Charles, tâchant de remonter la rive droite de la Moselle, pour couper à Bazaine la route de Paris. Mais la troisième armée, celle du prince royal de Prusse, l'armée victorieuse à Wissembourg et à Froeschwiller, et qui poursuivait le 1er corps et le 5e, où était-elle réellement, au milieu du gâchis des informations contradictoires? Campait-elle encore à Nancy? Arrivait-elle devant Châlons, pour qu'on eût quitté le camp avec une telle hâte, en incendiant les magasins, des objets d'équipement, des fourrages, des provisions de toutes sortes? Et la confusion, les hypothèses les plus contraires recommençaient d'ailleurs, à propos des plans qu'on prêtait aux généraux. Maurice, comme séparé du monde, apprit seulement alors les événements de Paris: le coup de foudre de la défaite sur tout un peuple certain de la victoire, l'émotion terrible des rues, la convocation des chambres, la chute du ministère libéral qui avait fait le plébiscite, l'empereur déchu de son titre de général en chef, forcé de passer le commandement suprême au maréchal Bazaine. Depuis le 16, l'empereur était au camp de Châlons, et tous les journaux parlaient d'un grand conseil, tenu le 17, où avaient assisté le prince Napoléon et des généraux; mais ils ne s'accordaient guère entre eux sur les véritables décisions prises, en dehors des faits qui en résultaient: le général Trochu nommé gouverneur de Paris, le maréchal De Mac-Mahon mis à la tête de l'armée de Châlons, ce qui impliquait le complet effacement de l'empereur. On sentait un effarement, une irrésolution immenses, des plans opposés, qui se combattaient, qui se succédaient d'heure en heure. Et toujours cette question: où donc étaient les armées allemandes? Qui avait raison, de ceux qui prétendaient Bazaine libre, en train d'opérer sa retraite par les places du nord, ou de ceux qui le disaient déjà bloqué sous Metz? Un bruit persistant courait de gigantesques batailles, de luttes héroïques soutenues du 14 au 20, pendant toute une semaine, sans qu'il s'en dégageât autre chose qu'un formidable retentissement d'armes, lointain et perdu.
Alors, Maurice, les jambes cassées de fatigue, s'assit sur un banc. La ville, autour de lui, semblait vivre de sa vie quotidienne, et des bonnes, sous les beaux arbres, surveillaient des enfants, tandis que les petits rentiers faisaient d'un pas ralenti leur habituelle promenade. Il avait repris ses journaux, lorsqu'il tomba sur un article qui lui avait échappé, l'article d'une feuille ardente de l'opposition républicaine. Brusquement, tout s'éclaira. Le journal affirmait que, dans le conseil du 17, tenu au camp de Châlons, la retraite de l'armée sur Paris avait été décidée, et que la nomination du général Trochu n'était faite que pour préparer la rentrée de l'empereur. Mais il ajoutait que ces résolutions venaient de se briser devant l'attitude de l'impératrice-régente et du nouveau ministère. Pour l'impératrice, une révolution était certaine, si l'empereur reparaissait. On lui prêtait ce mot: «il n'arriverait pas vivant aux Tuileries». Aussi voulait-elle, de toute son entêtée volonté, la marche en avant, la jonction quand même avec l'armée de Metz, soutenue d'ailleurs par le général de Palikao, le nouveau ministre de la guerre, qui avait un plan de marche foudroyante et victorieuse, pour donner la main à Bazaine. Et, le journal glissé sur les genoux, Maurice maintenant, les regards perdus, croyait tout comprendre: les deux plans qui se combattaient, les hésitations du maréchal De Mac- Mahon à entreprendre cette marche de flanc si dangereuse avec des troupes peu solides, les ordres impatients, de plus en plus irrités, qui lui arrivaient de Paris, qui le poussaient à la témérité folle de cette aventure. Puis, au milieu de cette lutte tragique, il eut tout d'un coup la vision nette de l'empereur, démis de son autorité impériale qu'il avait confiée aux mains de l'impératrice-régente, dépouillé de son commandement de général en chef dont il venait d'investir le maréchal Bazaine, n'étant plus absolument rien, une ombre d'empereur, indéfinie et vague, une inutilité sans nom et encombrante, dont on ne savait quoi faire, que Paris repoussait et qui n'avait plus de place dans l'armée, depuis qu'il s'était engagé à ne pas même donner un ordre.
Cependant, le lendemain matin, après une nuit orageuse, qu'il dormit hors de la tente, roulé dans sa couverture, ce fut un soulagement pour Maurice, d'apprendre que, décidément, la retraite sur Paris l'emportait. On parlait d'un nouveau conseil, tenu la veille au soir, auquel assistait l'ancien vice-empereur, M Rouher, envoyé par l'impératrice pour hâter la marche sur Verdun, et que le maréchal semblait avoir convaincu du danger d'un pareil mouvement. Avait-on reçu de mauvaises nouvelles de Bazaine? On n'osait l'affirmer. Mais l'absence de nouvelles même était significative, tous les officiers de quelque bon sens se prononçaient pour l'attente sous Paris, dont on allait être ainsi l'armée de secours. Et, convaincu qu'on se replierait dès le lendemain, puisqu'on disait les ordres donnés, Maurice, heureux, voulut satisfaire une envie d'enfant qui le tourmentait: celle d'échapper pour une fois à la gamelle, de déjeuner quelque part sur une nappe, d'avoir devant lui une bouteille, un verre, une assiette, toutes ces choses dont il lui semblait être privé depuis des mois. Il avait de l'argent, il fila le coeur battant, comme pour une fredaine, cherchant une auberge.
Ce fut, au delà du canal, à l'entrée du village de Courcelles, qu'il trouva le déjeuner rêvé. La veille, on lui avait dit que l'empereur était descendu dans une maison bourgeoise de ce village; et il y était venu flâner par curiosité, il se souvenait d'avoir vu, à l'angle de deux routes, ce cabaret avec sa tonnelle, d'où pendaient de belles grappes de raisin, déjà dorées et mûres. Sous la vigne grimpante, il y avait des tables peintes en vert, tandis que, dans la vaste cuisine, par la porte grande ouverte, on apercevait l'horloge sonore, les images d'Épinal collées parmi les faïences, l'hôtesse énorme activant le tournebroche. Derrière, s'étendait un jeu de boules. Et c'était bon enfant, gai et joli, toute la vieille guinguette Française.
Une belle fille, de poitrine solide, vint lui demander, en montrant ses dents blanches:
— Est-ce que monsieur déjeune?
— Mais oui, je déjeune!… Donnez-moi des oeufs, une côtelette, du fromage!… Et du vin blanc!
Il la rappela.
— Dites, n'est-ce pas dans une de ces maisons que l'empereur est descendu?
— Tenez! Monsieur, dans celle qui est là devant nous… Vous ne voyez pas la maison, elle est derrière ce grand mur que des arbres dépassent.
Alors, il s'installa sous la tonnelle, déboucla son ceinturon pour être plus à l'aise, choisit sa table, sur