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La Débâcle. Emile ZolaЧитать онлайн книгу.

La Débâcle - Emile Zola


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la queue de l'armée, forcés de s'arrêter dans des villes par des crises épuisantes de fièvre, si en retard enfin, qu'ils arrivaient seulement, un peu remis, en quête de leur escouade.

      Le coeur serré, Maurice, qui allait attaquer un morceau de gruyère, remarqua leurs yeux voraces, fixés sur son assiette.

      — Dites donc, mademoiselle! Encore du fromage, et du pain, et du vin!… N'est-ce pas, camarades, vous allez faire comme moi? Je régale. À votre santé!

      Ils s'attablèrent, ravis. Et lui, envahi d'un froid grandissant, les regardait, dans leur déchéance lamentable de soldats sans armes, vêtus de pantalons rouges et de capotes si rattachés de ficelles, rapiécés de tant de lambeaux différents, qu'ils ressemblaient à des pillards, à des bohémiens achevant d'user la défroque de quelque champ de bataille.

      — Ah! foutre, oui! reprit le plus grand, la bouche pleine, ce n'était pas drôle, là-bas!… Faut avoir vu, raconte donc, Coutard.

      Et le petit raconta, avec des gestes, agitant son pain.

      — Moi, je lavais ma chemise, tandis qu'on faisait la soupe… Imaginez-vous un sale trou, un vrai entonnoir, avec des bois tout autour, qui avaient permis à ces cochons de Prussiens de s'approcher à quatre pattes, sans qu'on s'en doute seulement… Alors, à sept heures, voilà que les obus se mettent à tomber dans nos marmites. Nom de Dieu! ça n'a pas traîné, nous avons sauté sur nos flingots, et jusqu'à onze heures, vrai! On a cru qu'on leur allongeait une raclée dans les grands prix… Mais faut que vous sachiez que nous n'étions pas cinq mille et que ces cochons arrivaient, arrivaient toujours. J'étais, moi, sur un petit coteau, couché derrière un buisson, et j'en voyais déboucher en face, à droite, à gauche, oh! De vraies fourmilières, des files de fourmis noires, si bien que, quand il n'y en avait plus, il y en avait encore. Ce n'est pas pour dire, mais nous pensions tous que les chefs étaient de rudes serins, de nous avoir fourrés dans un pareil guêpier, loin des camarades, et de nous y laisser aplatir, sans venir à notre aide… Pour lors, voilà notre général, le pauvre bougre de général Douay, pas une bête ni un capon, celui- là, qui gobe une prune et qui s'étale, les quatre fers en l'air. Nettoyé, plus personne! Ça ne fait rien, on tient tout de même. Pourtant, ils étaient trop, il fallait bien déguerpir. On se bat dans un enclos, on défend la gare, au milieu d'un tel train, qu'il y avait de quoi rester sourd… Et puis, je ne sais plus, la ville devait être prise, nous nous sommes trouvés sur une montagne, le Geissberg, comme ils disent, je crois; et alors, là, retranchés dans une espèce de château, ce que nous en avons tué, de ces cochons! Ils sautaient en l'air, ça faisait plaisir de les voir retomber sur le nez… Et puis, que voulez-vous? Il en arrivait, il en arrivait toujours, dix hommes contre un, et du canon tant qu'on en demandait. Le courage, dans ces histoires-là, ça ne sert qu'à rester sur le carreau. Enfin, une telle marmelade, que nous avons dû foutre le camp… N'empêche que, pour des serins, nos officiers se sont montrés de fameux serins, n'est-ce pas, Picot?

      Il y eut un silence. Picot, le plus grand, avala un verre de vin blanc; et, se torchant d'un revers de main:

      — Bien sûr… C'est comme à Froeschwiller, fallait être bête à manger du foin pour se battre dans des conditions pareilles. Mon capitaine, un petit malin, le disait… La vérité est qu'on ne devait pas savoir. Toute une armée de ces salauds nous est tombée sur le dos, quand nous étions à peine quarante mille, nous autres. Et on ne s'attendait pas à se battre ce jour-là, la bataille s'est engagée peu à peu, sans que les chefs le veuillent, paraît-il… Bref! Moi, je n'ai pas tout vu, naturellement. Mais ce que je sais bien, c'est que la danse a recommencé d'un bout à l'autre de la journée, et que, lorsqu'on croyait que c'était fini, pas du tout! Les violons reprenaient de plus belle… D'abord, à Woerth, un gentil village, avec un clocher drôle, qui a l'air d'un poêle, à cause des carreaux de faïence qu'on a mis dessus. Je ne sais foutre pas pourquoi on nous l'avait fait quitter le matin, car nous nous sommes usé les dents et les ongles pour le réoccuper, sans y parvenir. Oh! Mes enfants, ce qu'on s'est bûché là, ce qu'il y a eu de ventres ouverts et de cervelles écrabouillées, c'est à ne pas croire!… Ensuite, ç'a été autour d'un autre village qu'on s'est cogné: Elsasshaussen, un nom à coucher à la porte. Nous étions canardés par un tas de canons, qui tiraient à leur aise du haut d'une sacrée colline, que nous avions lâchée aussi le matin. Et c'est alors que j'ai vu, oui! Moi qui vous parle, j'ai vu la charge des cuirassiers. Ce qu'ils se sont fait tuer, les pauvres bougres! Une vraie pitié de lancer des chevaux et des hommes sur un terrain pareil, une pente couverte de broussailles, coupée de fossés! D'autant plus, nom de Dieu! Que ça ne pouvait servir à rien du tout. N'importe! C'était crâne, ça vous réchauffait le coeur… Ensuite, n'est-ce pas? Il semblait que le mieux était de s'en aller souffler plus loin. Le village flambait comme une allumette, les badois, les wurtembergeois, les Prussiens, toute la clique, plus de cent vingt mille de ces salauds, à ce qu'on a compté plus tard, avaient fini par nous envelopper. Et pas du tout, voilà la musique qui repart plus fort, autour de Froeschwiller! Car, c'est la vérité pure, Mac-Mahon est peut-être un serin, mais il est brave. Fallait le voir sur son grand cheval, au milieu des obus! Un autre aurait filé dès le commencement, jugeant qu'il n'y a pas de honte à refuser de se battre, quand on n'est pas de force. Lui, puisque c'était commencé, a voulu se faire casser la gueule jusqu'au bout. Et ce qu'il y a réussi!… Dans Froeschwiller, voyez-vous! Ce n'étaient plus des hommes, c'étaient des bêtes qui se mangeaient. Pendant près de deux heures, les ruisseaux ont roulé du sang… Ensuite, ensuite, dame! Il a tout de même fallu décamper. Et dire qu'on est venu nous raconter qu'à la gauche nous avions culbuté les Bavarois! Tonnerre de bon Dieu! Si nous avions été cent vingt mille, nous aussi! Si nous avions eu assez de canons et des chefs un peu moins serins!

      Et violents, exaspérés encore, dans leurs uniformes en guenilles, gris de poussière, Coutard et Picot se coupaient du pain, avalaient de gros morceaux de fromage, en jetant le cauchemar de leurs souvenirs, sous la jolie treille, aux grappes mûres, criblées par les flèches d'or du soleil. Maintenant, ils en étaient à l'effroyable déroute qui avait suivi, les régiments débandés, démoralisés, affamés, fuyant à travers champs, les grands chemins roulant une affreuse confusion d'hommes, de chevaux, de voitures, de canons, toute la débâcle d'une armée détruite, fouettée du vent fou de la panique. Puisqu'on n'avait point su se replier sagement et défendre les passages des Vosges, où dix mille hommes en auraient arrêté cent mille, on aurait dû au moins faire sauter les ponts, combler les tunnels. Mais les généraux galopaient, dans l'effarement, et une telle tempête de stupeur soufflait, emportant à la fois les vaincus et les vainqueurs, qu'un instant les deux armées s'étaient perdues, dans cette poursuite à tâtons sous le grand jour, Mac-Mahon filant vers Lunéville, tandis que le prince royal de Prusse le cherchait du côté des Vosges. Le 7, les débris du 1er corps traversaient Saverne, ainsi qu'un fleuve limoneux et débordé, charriant des épaves. Le 8, à Sarrebourg, le 5e corps venait tomber dans le 1er, comme un torrent démonté dans un autre, en fuite lui aussi, battu sans avoir combattu, entraînant son chef, le triste général de Failly, affolé de ce qu'on faisait remonter à son inaction la responsabilité de la défaite. Le 9, le 10, la galopade continuait, un sauve-qui-peut enragé qui ne regardait même pas en arrière. Le 11, sous une pluie battante, on descendait vers Bayon, pour éviter Nancy, à la suite d'une rumeur fausse qui disait cette ville au pouvoir de l'ennemi. Le 12, on campait à Haroué, le 13, à Vicherey; et, le 14, on était à Neufchâteau, où le chemin de fer, enfin, recueillit cette masse roulante d'hommes qu'il chargea à la pelle dans des trains, pendant trois jours, pour les transporter à Châlons. Vingt-quatre heures après le départ du dernier train, les Prussiens arrivaient.

      — Ah! foutu sort! conclut Picot, ce qu'il a fallu jouer des jambes!… Et nous qu'on avait laissés à l'hôpital!

      Coutard achevait de vider la bouteille dans son verre et dans celui du camarade.

      — Oui, nous avons pris nos cliques et nos claques, et nous courons encore… Bah! ça va mieux tout de même, puisqu'on peut boire un coup à la santé de ceux qui n'ont pas eu la gueule cassée.

      Maurice, alors, comprit. Après la surprise imbécile de Wissembourg, l'écrasement de Froeschwiller était le coup de foudre, dont


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