L'Œuvre. Emile ZolaЧитать онлайн книгу.
sonnaient au coucou, il se jeta sur son reste de pain, il le dévora. Épuisé, il le cassait de ses doigts tremblants, il le mâchait à peine, revenu devant son tableau, repris par son idée, au point qu'il ne savait même pas qu'il mangeait.
«Cinq heures, dit Sandoz qui s'étirait, les bras en l'air.
Nous allons dîner... Justement, voici Dubuche.» On frappait, et Dubuche entra. C'était un gros garçon brun, au visage correct et bouffi, le cheveux ras, les moustaches déjà fortes. Il donna des poignées de main, il s'arrêta d'un air interloqué devant le tableau. Au fond, cette peinture déréglée le bousculait, dans la pondération de sa nature, dans son respect de bon élève pour les formules établies; et sa vieille amitié seule empêchait d'ordinaire ses critiques. Mais, cette fois, tout son être se révoltait, visiblement.
«Eh bien! quoi donc? Ça ne te va pas? demanda Sandoz qui le guettait.
—Si, si, oh! très bien peint... Seulement...
—Allons, accouche. Qu'est-ce qui te chiffonne?
—Seulement, c'est ce monsieur, tout habillé, là, au milieu de ces femmes nues... On n'a jamais vu ça.» Du coup, les deux autres éclatèrent. Est-ce qu'au Louvre, il n'y avait pas cent tableaux composés de la sorte? Et puis, si l'on n'avait jamais vu ça, on le verrait. On s'en fichait bien, du public! Sans se troubler sous la furie de ces réponses, Dubuche répétait tranquillement:
«Le public ne comprendra pas... Le public trouvera ça cochon... Oui, c'est cochon:
—Sale bourgeois! cria Claude exaspéré. Ah! ils te crétinisent raide à l'École, tu n'étais pas si bête!» C'était la plaisanterie courante de ses deux amis, depuis qu'il suivait les cours de l'École des Beaux-Arts. Il battit alors en retraite, un peu inquiet de la violence que prenait la querelle; et il se sauva, en tapant sur les peintres. Ça, on avait raison de le dire, les peintres étaient de jolis crétins, à l'École. Mais, pour les architectes, la question changeait. Où voulait-on qu'il fît ses études? Il se trouvait bien forcé de passer par là. Plus tard, ça ne l'empêcherait pas d'avoir ses idées à lui. Et il affecta, une allure très révolutionnaire.
«Bon! dit Sandoz, du moment que tu fais des excuses, allons dîner.»
Mais Claude, machinalement, avait repris un pinceau, et il s'était remis au travail. Maintenant, à côté du monsieur en veston, la figure de la femme ne tenait plus. Énervé, impatient, il la cernait d'un trait vigoureux, pour la rétablir au plan qu'elle devait occuper.
«Viens-tu? répéta son ami.
—Tout à l'heure, que diable! rien ne presse... Laisse-moi indiquer ça, et je suis à vous.» Sandoz hocha la tête; puis, doucement, de peur de l'exaspérer davantage:
«Tu as tort de t'acharner, mon vieux... Oui, tu es éreinté, tu crèves de faim, et tu vas encore gâter ton affaire, comme l'autre jour.» D'un geste irrité, le peintre lui coupa la parole. C'était sa continuelle histoire: il ne pouvait lâcher à temps la besogné, il se grisait de travail, dans le besoin d'avoir une certitude immédiate, de se prouver qu'il tenait enfin son chef-d'œuvre. Des doutes venaient de le désespérer, au milieu de sa joie d'une bonne séance; avait-il eu raison de donner une telle puissance au veston de velours? retrouverait-il la note éclatante qu'il voulait pour sa figure nue? Et il serait plutôt mort là, que de ne pas savoir tout de suite. Il tira fiévreusement la tête de Christine du carton où il l'avait cachée, comparant, s'aidant de ce document pris sur nature.
«Tiens! s'écria Dubuche, où as-tu dessiné ça?... Qui est-ce?» Claude, saisi de cette question, ne répondit point; puis, sans raisonner, lui qui leur disait tout, il mentit, cédant à une pudeur singulière, au sentiment délicat de garder pour lui seul son aventure.
«Hein! qui est-ce? répétait l'architecte.
—Oh! personne, un modèle.
—Vrai, un modèle! Toute jeune, n'est-ce pas? Elle est très bien... Tu devrais me donner l'adresse, pas pour moi, pour un sculpteur qui cherche une Psyché. Est-ce que tu as l'adresse, là?» Et Dubuche s'était tourné vers un pan de mur grisâtre, où se trouvaient, écrites à la craie, jetées dans tous les sens, des adresses de modèles. Les femmes surtout laissaient là, en grosses écritures d'enfant, leurs cartes de visite. Zoé Piédefer, rue Campagne-Première, 7, une grande brune dont le ventre s'abîmait, coupait en deux la petite Flore Beauchamp, rue de Laval, 32, et Judith Vaquez, rue du Rocher, 69, une juive, l'une et l'autre assez fraîches, mais trop maigres.
«Dis, as-tu l'adresse?» Alors, Claude s'emporta. «Eh! fiche-moi la paix!... Est-ce que je sais?... Tu es agaçant, à vous déranger toujours, quand on travaille!» Sandoz n'avait rien dit, étonné d'abord, puis souriant.
Il était plus subtil que Dubuche, il lui fit un signe d'intelligence, et ils se mirent à plaisanter. Pardon! excuse! du moment que monsieur la gardait pour son usage intime, on ne lui demandait pas de la prêter. Ah! le gaillard, qui se payait les belles filles! Et où l'avait-il ramassée?
Dans un bastringue de Montmartre ou sur un trottoir de la place Maubert?
De plus en plus gêné, le peintre s'agitait.
«Que vous êtes bêtes, mon Dieu! Si vous saviez comme vous êtes bêtes!... En voilà assez, vous me faites de la peine.»
Sa voix était si altérée, que les deux autres, immédiatement, se turent; et lui, après avoir gratté de nouveau la tête de la figure nue, la redessina et la repeignit, d'après la tête de Christine, d'une main emportée, mal assurée, qui s'égarait. Puis, il attaqua la gorge, indiquée à peine sur l'étude. Son excitation augmentait, c'était sa passion de chaste pour la chair de la femme, un amour fou des nudités désirées et jamais possédées, une impuissance à se satisfaire, à créer de cette chair autant qu'il rêvait d'en étreindre, de ses deux bras éperdus. Ces filles qu'il chassait de son atelier, il les adorait dans ses tableaux, il les caressait et les violentait, désespéré jusqu'aux larmes de ne pouvoir les faire assez belles, assez vivantes.
«Hein! dix minutes, n'est-ce pas? répéta-t-il. J'établis les épaules pour demain, et nous descendons.» Sandoz et Dubuche, sachant qu'il n'y avait pas à l'empêcher de se tuer ainsi, se résignèrent. Le second alluma une pipe et s'étala sur le divan: lui seul fumait, les deux autres ne s'étaient jamais bien accoutumés au tabac, toujours menacés d'une nausée, pour un cigare trop fort. Puis, lorsqu'il fut sur le dos, les regards perdus dans les jets de fumée qu'il soufflait, il parla de lui, longuement, en phrases monotones. Ah! ce sacré Paris, comme il fallait s'y user la peau, pour arriver à une position! Il rappelait ses quinze mois d'apprentissage, chez son patron, le célèbre Dequersonnière, l'ancien grand prix, aujourd'hui architecte des bâtiments civils, officier de la Légion d'honneur, membre de l'Institut, dont le chef-d'œuvre, l'église Saint-Mathieu, tenait du moule à pâté et de la peinture Empire: un bon homme au fond, qu'il blaguait, tout en partageant son respect des vieilles formules classiques. Sans les camarades, d'ailleurs, il n'aurait pas appas grand chose à leur atelier de la rue du Four, où le patron passait en courant, trois fois par semaine; des gaillards féroces, les camarades, qui lui avaient rendu la vie joliment dure, au début, mais, qui au moins lui avaient enseigné à coller un châssis, à dessiner et à laver un projet. Et que de déjeuners faits d'une tasse de chocolat et d'un petit pain, pour pouvoir donner les vingt-cinq francs au massier! et que de feuilles barbouillées péniblement, que d'heures passées chez lui sur des bouquins, avant d'oser se présenter à l'École! Avec ça, il avait failli être retoqué, malgré son effort de gros travailleur: l'imagination écrite, une cariatide et une salle à manger d'été, très médiocres, l'avaient classé tout au bout; il est vrai qu'il s'était relevé à l'oral, avec son calcul de logarithmes, ses épures de géométrie et l'examen d'histoire, car il était très ferré sur la partie scientifique. Maintenant qu'il se trouvait à l'École, comme élève de seconde classe, il devait se décarcasser pour, enlever son diplôme de première classe. Quelle chienne de vie! Jamais ça ne finissait! Il écarta les jambes, très haut, sur les coussins, fuma plus fort, régulièrement.
«Cours