Thaïs. Anatole FranceЧитать онлайн книгу.
y a de plus puissant au monde et, si nous étions faits pour la posséder toujours, nous nous soucierions aussi peu que possible du démiurge, du logos, des éons et de toutes les autres rêveries des philosophes. Mais j'admire, bon Paphnuce, que tu viennes du fond de la Thébaïde me parler de Thaïs.
Ayant dit, il soupira doucement. Et Paphnuce le contemplait avec horreur, ne concevant pas qu'un homme pût avouer si tranquillement un tel péché. Il s'attendait à voir la terre s'ouvrir et Nicias s'abîmer dans les flammes. Mais le sol resta ferme et l'Alexandrin silencieux, le front dans la main, souriait tristement aux images de sa jeunesse envolée. Le moine, s'étant levé, reprit d'une voix grave:
—Sache donc, ô Nicias! qu'avec l'aide de Dieu j'arracherai cette
Thaïs aux immondes amours de la terre et la donnerai pour épouse à
Jésus-Christ. Si l'Esprit saint ne m'abandonne, Thaïs quittera
aujourd'hui cette ville pour entrer dans un monastère.
—Crains d'offenser Vénus, répondit Nicias; c'est une puissante déesse. Elle sera irritée contre toi, si tu lui ravis sa plus illustre servante.
—Dieu me protégera, dit Paphnuce. Puisse-t-il éclairer ton coeur, ô
Nicias, et te tirer de l'abîme où tu es plongé!
Et il sortit. Mais Nicias l'accompagna sur le seuil, il lui posa la main sur l'épaule et lui répéta dans le creux de l'oreille:
—Crains d'offenser Vénus; sa vengeance est terrible.
Paphnuce dédaigneux des paroles légères sortit sans détourner la tête. Les propos de Nicias ne lui inspiraient que du mépris; mais ce qu'il ne pouvait souffrir, c'est l'idée que son ami d'autrefois avait reçu les caresses de Thaïs. Il lui semblait que pécher avec cette femme, c'était pécher plus détestablement qu'avec toute autre. Il y trouvait une malice singulière, et Nicias lui était désormais en exécration. Il avait toujours haï l'impureté, mais certes les images de ce vice ne lui avaient jamais paru à ce point abominables; jamais il n'avait partagé d'un tel coeur la colère de Jésus-Christ et la tristesse des anges.
Il n'en éprouvait que plus d'ardeur à tirer Thaïs du milieu des gentils, et il lui tardait de voir la comédienne afin de la sauver. Toutefois il lui fallait attendre, pour pénétrer chez cette femme, que la grande chaleur du jour fût tombée. Or, la matinée s'achevait à peine et Paphnuce allait par les voies populeuses. Il avait résolu de ne prendre aucune nourriture en cette journée afin d'être moins indigne des grâces qu'il demandait au Seigneur. A la grande tristesse de son âme, il n'osait entrer dans aucune des églises de la ville, parce qu'il les savait profanées par les ariens, qui y avaient renversé la table du Seigneur. En effet, ces hérétiques, soutenus par l'empereur d'Orient, avaient chassé le patriarche Athanase de son siège épiscopal, et ils remplissaient de trouble et de confusion les chrétiens d'Alexandrie.
Il marchait donc à l'aventure, tantôt tenant ses regards fixés à terre par humilité, tantôt levant les yeux vers le ciel, comme en extase. Après avoir erré quelque temps, il se trouva sur un des quais de la ville. Le port artificiel abritait devant lui d'innombrables navires aux sombres carènes, tandis que souriait au large, dans l'azur et l'argent, la mer perfide. Une galère, qui portait une Néréide à sa proue, venait de lever l'ancre. Les rameurs frappaient l'onde en chantant; déjà la blanche fille des eaux, couverte de perles humides, ne laissait plus voir au moine qu'un fuyant profil: elle franchit, conduite par son pilote, l'étroit passage ouvert sur le bassin d'Eunostos et gagna la haute mer, laissant derrière elle un sillage fleuri.
—Et moi aussi, songeait Paphnuce, j'ai désiré jadis m'embarquer en chantant sur l'océan du monde. Mais bientôt j'ai connu ma folie et la Néréide ne m'a point emporté.
En rêvant de la sorte, il s'assit sur un tas de cordages et s'endormit. Pendant son sommeil, il eut une vision. Il lui sembla entendre le son d'une trompette éclatante et, le ciel étant devenu couleur de sang, il comprit que les temps étaient venus. Comme il priait Dieu avec une grande ferveur, il vit une bête énorme qui venait à lui, portant au front une croix de lumière, et il reconnut le Sphinx de Silsilé. La bête le saisit entre les dents sans lui faire de mal et l'emporta pendu à sa bouche comme les chattes ont accoutumé d'emporter leurs petits. Paphnuce parcourut ainsi plusieurs royaumes, traversant les fleuves et franchissant les montagnes, et il parvint en un lieu désolé, couvert de roches affreuses et de cendres chaudes. Le sol, déchiré en plusieurs endroits, laissait passer par ces bouches une haleine embrasée. La bête posa doucement Paphnuce à terre et lui dit:
—Regarde!
Et Paphnuce, se penchant sur le bord de l'abîme, vit un fleuve de feu qui roulait dans l'intérieur de la terre, entre un double escarpement de roches noires. Là, dans une lumière livide, des démons tourmentaient des âmes. Les âmes gardaient l'apparence des corps qui les avaient contenues, et même des lambeaux de vêtements y restaient attachés. Ces âmes semblaient paisibles au milieu des tourments. L'une d'elles, grande, blanche, les yeux clos, une bandelette au front, un sceptre à la main, chantait; sa voix remplissait d'harmonie le stérile rivage; elle disait les dieux et les héros. De petits diables verts lui perçaient les lèvres et la gorge avec des fers rouges. Et l'ombre d'Homère chantait encore. Non loin, le vieil Anaxagore, chauve et chenu, traçait au compas des figures sur la poussière. Un démon lui versait de l'huile bouillante dans l'oreille sans pouvoir interrompre la méditation du sage. Et le moine découvrit une foule de personnes qui, sur la sombre rive, le long du fleuve ardent, lisaient ou méditaient avec tranquillité, ou conversaient en se promenant, comme des maîtres et des disciples, à l'ombre des platanes de l'Académie. Seul, le vieillard Timoclès se tenait à l'écart et secouait la tête comme un homme qui nie. Un ange de l'abîme agitait une torche sous ses yeux et Timoclès ne voulait voir ni l'ange ni la torche.
Muet de surprise à ce spectacle, Paphnuce se tourna vers la bête. Elle avait disparu, et le moine vit à la place du Sphinx une femme voilée, qui lui dit:
—Regarde et comprends: Tel est l'entêtement de ces infidèles, qu'ils demeurent dans l'enfer victimes des illusions qui les séduisaient sur la terre. La mort ne les a pas désabusés, car il est bien clair qu'il ne suffit pas de mourir pour voir Dieu. Ceux-là qui ignoraient la vérité parmi les hommes, l'ignoreront toujours. Les démons qui s'acharnent autour de ces âmes, qui sont-ils, sinon les formes de la justice divine? C'est pourquoi ces âmes ne la voient ni ne la sentent. Étrangères à toute vérité, elles ne connaissent point leur propre condamnation, et Dieu même ne peut les contraindre à souffrir.
—Dieu peut tout, dit l'abbé d'Antinoé.
—Il ne peut l'absurde, répondit la femme voilée. Pour les punir, il faudrait les éclairer et s'ils possédaient la vérité ils seraient semblables aux élus.
Cependant Paphnuce, plein d'inquiétude et d'horreur, se penchait de nouveau sur le gouffre. Il venait de voir l'ombre de Nicias qui souriait, le front ceint de fleurs, sous des myrtes en cendre. Près de lui Aspasie de Milet, élégamment serrée dans son manteau de laine, semblait parler tout ensemble d'amour et de philosophie, tant l'expression de son visage était à la fois douce et noble. La pluie de feu qui tombait sur eux leur était une rosée rafraîchissante, et leurs pieds foulaient, comme une herbe fine, le sol embrasé. A cette vue, Paphnuce fut saisi de fureur.
—Frappe, mon Dieu, s'écria-t-il, frappe! c'est Nicias! Qu'il pleure! qu'il gémisse! qu'il grince des dents!… Il a péché avec Thaïs!…
Et Paphnuce se réveilla dans les bras d'un marin robuste comme Hercule qui le tirait sur le sable en criant:
—Paix! paix! l'ami. Par Protée, vieux pasteur de phoques! tu dors avec agitation. Si je ne t'avais retenu, tu tombais dans l'Eunostos. Aussi vrai que ma mère vendait des poissons salés, je t'ai sauvé la vie.
—J'en remercie Dieu, répondit Paphnuce.
Et, s'étant mis debout, il marcha droit devant lui, méditant sur la vision qui avait traversé son sommeil.
—Cette vision, se dit-il, est manifestement mauvaise; elle