Les voyageurs du XIXe siècle. Jules VerneЧитать онлайн книгу.
l'ancienne capitale du pays. Son marché était très important. On y avait vu jusqu'à cent mille individus s'y disputer à prix d'argent le poisson, la volaille et la viande, qu'on y vend crus ou cuits, le laiton, le cuivre, l'ambre et le corail. La toile de lin était à si bas prix dans ce district que la plupart des hommes avaient une chemise et un pantalon. Aussi, les mendiants ont-ils une singulière manière d'exciter la compassion: ils se placent aux entrées du marché, et, tenant à la main les lambeaux d'un vieux pantalon, ils prennent un air piteux et disent aux passants: «Voyez, je n'ai pas de culottes.» La nouveauté du procédé, la demande de ce vêtement plus nécessaire à leurs yeux que la nourriture, fit rire aux éclats le voyageur, lorsqu'il en fut pour la première fois témoin.
Jusqu'alors, les Anglais n'avaient eu affaire qu'au cheik, qui, se contentant d'un pouvoir effectif, abandonnait la puissance nominale au sultan. Singulier personnage que ce souverain, qui ne se laissait voir, comme un animal curieux et malfaisant, qu'à travers les barreaux d'une cage de roseaux, près de la porte de son jardin! Modes bizarres que celles qui régnaient à cette cour, où tout élégant devait avoir un gros ventre et se donner par des moyens factices une obésité qu'on considère généralement comme très gênante!
Certains raffinés, lorsqu'ils étaient à cheval, avaient même un ventre si rembourré et si proéminent qu'il semblait pendre par-dessus le pommeau de la selle. Avec cela, l'élégance exigeait qu'on eût un turban d'une envergure et d'un poids tels, qu'ils forçaient souvent ceux qui les portaient à pencher la tête de côté.
Ces fantaisies baroques rappelaient à s'y méprendre celles des Turcs de bal masqué. Aussi, les voyageurs eurent-ils grand peine à conserver leur gravité en face de ces grotesques.
Mais, à côté de ces réceptions solennellement amusantes, que d'observations nouvelles, que de renseignements intéressants à recueillir, que de «desiderata» à combler!
Denham aurait voulu s'enfoncer tout de suite dans le sud. Or, le cheik se refusait à compromettre la sécurité des voyageurs que le bey de Tripoli lui avait confiés. Depuis qu'ils étaient entrés dans le territoire du Bornou, la responsabilité de Bou-Khaloum ayant pris fin, celle du cheik était engagée.
Si vives, cependant, furent les instances de Denham, qu'il obtint d'El-Khanemi l'autorisation d'accompagner Bou-Khaloum dans une «ghrazzie» ou razzia qu'il méditait sur les Kaffirs ou infidèles.
L'armée du cheik et la troupe des Arabes traversèrent tour à tour Yeddie, grande ville murée à vingt milles d'Angornou, Affagay, et plusieurs autres cités, bâties sur un sol d'alluvion, qui présente un aspect argileux de couleur foncée.
A Delow, les Arabes pénétrèrent dans le Mandara, dont le sultan vint au devant d'eux, à la tête de cinq cents cavaliers.
«Mohammed-Becker était de petite taille, dit Denham, et âgé d'environ cinquante ans; sa barbe était teinte en bleu céleste de la plus belle nuance.»
Les présentations se firent, et le sultan, ayant regardé le major Denham, demanda aussitôt qui il était, d'où il venait, ce qu'il voulait, enfin s'il était musulman. A la réponse embarrassée de Bou-Khaloum, le sultan détourna les yeux en disant: «Le pacha a donc des Kaffirs pour amis?»
Cet incident produisit une très mauvaise impression, et Denham ne fut plus admis désormais à paraître devant le sultan.
Les ennemis du pacha du Bornou et du sultan de Mandara portaient le nom de Felatahs. Leurs tribus immenses s'étendaient jusque bien au delà de Tembouctou. Ce sont de beaux hommes, dont la couleur rappelle le bronze foncé, ce qui les distingue nettement des nègres et en fait une race à part. Ils professent l'islamisme et se mêlent rarement avec les noirs. Au reste, il y aura lieu de revenir un peu plus tard sur les Felatahs, Foulahs, Peuls ou Fans, comme on les appelle dans tout le Soudan.
Au sud de la ville de Mora, s'élève une chaîne de montagnes dont les plus hauts sommets ne dépassent pas deux mille cinq cents pieds, et qui s'étend, au dire des indigènes, sur un parcours de plus de deux mois de route.
La description que Denham fait de ce pays est assez curieuse pour que nous en reproduisions les traits saillants.
«De tous côtés, dit-il, notre vue était bornée par la chaîne de montagnes dont on ne découvrait pas la fin. Quoique, pour les dimensions gigantesques et l'âpre magnificence, elles ne puissent être comparées ni aux Alpes, ni aux Apennins, ni au Jura, ni même à la Sierra-Morena, toutefois elles les égalaient sous le rapport pittoresque. Les pics de Valmy Savah, Djogghiday Vayah, Moyoung et Memay, dont les flancs pierreux étaient couverts de groupes de villages, s'élançaient à l'est et à l'ouest; Horza, qui l'emportait sur tous les autres en élévation et en beauté, se montrait devant nous dans le sud avec ses ravins et ses précipices.»
Derkolla, l'une des principales villes des Felatahs, fut réduite en cendres par les envahisseurs. Ceux-ci ne tardèrent pas à prendre position devant Mosfeia, dont la situation était très forte, et qui était défendue par des palissades garnies de nombreux archers. Le voyageur anglais dut assister à cette action. Le premier choc des Arabes fut irrésistible. Les détonations des armes à feu, la réputation de vaillance et de cruauté de Bou-Khaloum et de ses acolytes, jetèrent un moment de panique chez les Felatahs. Assurément, si les Mandarans et les Bornouens eussent alors donné avec vigueur l'assaut à la colline, on avait ville gagnée.
Mais les assiégés, remarquant l'hésitation de leurs adversaires, prirent à leur tour l'offensive et rapprochèrent leurs archers, dont les flèches empoisonnées ne tardèrent pas à faire de nombreuses victimes parmi les Arabes. C'est à ce moment que les contingents du Bornou et du Mandara lâchèrent pied.
Barca Gama, le général qui commandait le premier, avait eu trois chevaux tués sous lui. Bou-Khaloum était blessé ainsi que son cheval; celui de Denham l'était également; lui-même avait eu le visage effleuré d'une flèche, et deux autres étaient fichées dans son burnous.
La retraite dégénère bientôt en une fuite désordonnée. Le cheval de Denham tombe, et le cavalier se relève à peine qu'il est entouré de Felatahs. Deux s'enfuient à la vue du pistolet dont l'Anglais les menace; un troisième reçoit la charge dans l'épaule.
Denham se considérait comme sauvé, lorsque son cheval s'abattit une seconde fois avec une telle violence qu'il fut jeté au loin contre un arbre. Lorsque le major se releva, son cheval avait disparu et il était sans armes. Aussitôt entouré d'ennemis, Denham, blessé aux deux mains et au côté droit, est en partie dépouillé, et, seule, la crainte de détériorer ses riches vêtements empêche les Felatahs de l'achever.
Une contestation s'élève à propos de ces dépouilles. Le major en profite pour se glisser sous un cheval, et il disparaît au milieu des halliers. Nu, ensanglanté, après une course folle, il arrive au bord d'une ravine au fond de laquelle coule un torrent.
«Mes forces m'avaient presque abandonné, dit-il; j'empoignai les jeunes branches qui avaient poussé sur un vieux tronc d'arbre suspendu au-dessus de la ravine, ayant le projet de me laisser glisser jusqu'à l'eau, parce que les rives étaient très escarpées. Déjà les branches cédaient au poids de mon corps, lorsque, sous ma main, un grand «liffa», le serpent le plus venimeux de ces contrées, sortit de son trou comme pour me mordre. L'horreur dont je fus saisi bouleversa toutes mes idées. Les branches se dérobèrent de ma main, et je fus culbuté dans l'eau. Cependant, ce choc me ranima, et trois mouvements de mes bras me portèrent au bord opposé que je gravis avec difficulté. Alors, pour la première fois, j'étais à l'abri de la poursuite des Felatahs...»
Par bonheur, Denham aperçut un groupe de cavaliers, dont il parvint, malgré le tumulte de la poursuite, à se faire entendre. Il ne parcourut pas moins de trente-sept milles, sans autre vêtement qu'une mauvaise couverture, constellée de vermine, sur la croupe nue d'un cheval maigre. Quelles souffrances avec cette chaleur de trente-six degrés, qui envenimait ses blessures!
Trente-cinq Arabes tués et avec eux leur chef Bou-Khaloum, presque tous les autres blessés, les chevaux détruits ou perdus, tels furent les résultats