La Bête humaine. Emile ZolaЧитать онлайн книгу.
distinguait-il nettement la campagne, dont les terres autour de lui, les coteaux, les arbres se détachaient en noir, sous cette lumière égale et morte, d'une paix de veilleuse. Il fit le tour du petit potager. Puis, il songea à marcher du côté de Doinville, la route par là montant moins rudement. Mais la vue de la maison solitaire, plantée de biais à l'autre bord de la ligne, l'ayant attiré, il traversa la voie en passant par le portillon, car la barrière était déjà fermée pour la nuit. Cette maison, il la connaissait bien, il la regardait à chacun de ses voyages, dans le branle grondant de sa machine. Elle le hantait sans qu'il sût pourquoi, avec la sensation confuse qu'elle importait à son existence. Chaque fois, il éprouvait, d'abord comme une peur de ne plus la retrouver là, ensuite comme un malaise à constater qu'elle y était toujours. Jamais il n'en avait vu ouvertes ni les portes ni les fenêtres. Tout ce qu'on lui avait appris d'elle, c'était qu'elle appartenait au président Grandmorin; et, ce soir-là, un désir irrésistible le prenait de tourner autour, pour en savoir davantage.
Longtemps, Jacques resta planté sur la route, en face de la grille. Il se reculait, se haussait, tâchant de se rendre compte. Le chemin de fer, en coupant le jardin, n'avait d'ailleurs laissé devant le perron qu'un étroit parterre, clos de murs; tandis que, derrière, s'étendait un assez vaste terrain, entouré simplement d'une haie vive. La maison était d'une tristesse lugubre, en sa détresse, sous le rouge reflet de cette nuit fumeuse; et il allait s'éloigner, avec un frisson à fleur de peau, lorsqu'il remarqua un trou dans la haie. L'idée que ce serait lâche de ne pas entrer, le fit passer par le trou. Son coeur battait. Mais, tout de suite, comme il longeait une petite serre en ruine, la vue d'une ombre, accroupie à la porte, l'arrêta.
—Comment, c'est toi? s'écria-t-il étonné, en reconnaissant
Flore. Qu'est-ce que tu fais donc?
Elle aussi avait eu une secousse de surprise. Puis, tranquillement:
—Tu vois bien, je prends des cordes… Ils ont laissé là un tas de cordes qui pourrissent, sans servir à personne. Alors, moi, comme j'en ai toujours besoin, je viens en prendre.
En effet, une paire de forts ciseaux à la main, assise par terre, elle démêlait les bouts de corde, coupait les noeuds, quand ils résistaient.
—Le propriétaire ne vient donc plus? demanda le jeune homme.
Elle se mit à rire.
—Oh! depuis l'affaire de Louisette, il n'y a pas de danger que le président risque le bout de son nez à la Croix-de-Maufras. Va, je puis prendre ses cordes.
Il se tut un instant, l'air troublé par le souvenir de l'aventure tragique qu'elle évoquait.
—Et toi, tu crois ce que Louisette a raconté, tu crois qu'il a voulu l'avoir, et que c'est en se débattant qu'elle s'est blessée?
Cessant de rire, brusquement violente, elle cria:
—Jamais Louisette n'a menti, ni Cabuche non plus… C'est mon ami, Cabuche.
—Ton amoureux peut-être, à cette heure?
—Lui! ah bien, il faudrait être une fameuse cateau!… Non, non! c'est mon ami, je n'ai pas d'amoureux, moi! je n'en veux pas avoir.
Elle avait relevé sa tête puissante, dont l'épaisse toison blonde frisait très bas sur le front; et, de tout son être solide et souple, montait une sauvage énergie de volonté. Déjà une légende se formait sur elle, dans le pays. On contait des histoires, des sauvetages: une charrette retirée d'une secousse, au passage d'un train; un wagon, qui descendait tout seul la pente de Barentin, arrêté ainsi qu'une bête furieuse, galopant à la rencontre d'un express. Et ces preuves de force étonnaient, la faisaient désirer des hommes, d'autant plus qu'on l'avait crue facile d'abord, toujours à battre les champs dès qu'elle était libre, cherchant les coins perdus, se couchant au fond des trous, les yeux en l'air, muette, immobile. Mais les premiers qui s'étaient risqués n'avaient pas eu envie de recommencer l'aventure. Comme elle aimait à se baigner pendant des heures, nue dans un ruisseau voisin, des gamins de son âge étaient allés faire la partie de la regarder; et elle en avait empoigné un, sans même prendre la peine de remettre sa chemise, et elle l'avait arrangé si bien, que personne ne la guettait plus. Enfin, le bruit se répandait de son histoire avec un aiguilleur de l'embranchement de Dieppe, à l'autre bout du tunnel: un nommé Ozil, un garçon d'une trentaine d'années, très honnête, qu'elle semblait avoir encouragé un instant, et qui, ayant essayé de la prendre, s'imaginant un soir qu'elle se livrait, avait failli être tué par elle d'un coup de bâton. Elle était vierge et guerrière, dédaigneuse du mâle, ce qui finissait par convaincre les gens qu'elle avait pour sûr la tête dérangée.
En l'entendant déclarer qu'elle ne voulait pas d'amoureux,
Jacques continua de plaisanter.
—Alors, ça ne va pas, ton mariage avec Ozil? Je m'étais laissé dire que, tous les jours, tu filais le rejoindre par le tunnel.
Elle haussa les épaules.
—Ah! ouitche! mon mariage… ça m'amuse, le tunnel. Deux kilomètres et demi à galoper dans le noir, avec l'idée qu'on peut être coupé par un train, si l'on n'ouvre pas l'oeil. Faut les entendre, les trains, ronfler là-dessous!… Mais il m'a ennuyée, Ozil. Ce n'est pas encore celui-là que je veux.
—Tu en veux donc un autre?
—Ah! je ne sais pas… Ah! ma foi, non!
Un rire l'avait reprise, tandis qu'une pointe d'embarras la faisait se remettre à un noeud des cordes, dont elle ne pouvait venir à bout. Puis, sans relever la tête, comme très absorbée par sa besogne:
—Et toi, tu n'en as pas, d'amoureuse? A son tour, Jacques redevint sérieux. Ses yeux se détournèrent, vacillèrent en se fixant au loin, dans la nuit. Il répondit d'une voix brève:
—Non.
—C'est ça, continua-t-elle, on m'a bien conté que tu abominais les femmes. Et puis, ce n'est pas d'hier que je te connais, jamais tu ne nous adresserais quelque chose d'aimable… Pourquoi, dis?
Il se taisait, elle se décida à lâcher le noeud et à le regarder.
—Est-ce donc que tu n'aimes que ta machine? On en plaisante, tu sais. On prétend que tu es toujours à la frotter, à la faire reluire, comme si tu n'avais des caresses que pour elle… Moi, je te dis ça, parce que je suis ton amie.
Lui aussi, maintenant, la regardait, à la pâle clarté du ciel fumeux. Et il se souvenait d'elle, quand elle était petite, violente et volontaire déjà, mais lui sautant au cou dès qu'il arrivait, prise d'une passion de fillette sauvage. Ensuite, l'ayant souvent perdue de vue, il l'avait chaque fois retrouvée grandie, l'accueillant du même saut à ses épaules, le gênant de plus en plus par la flamme de ses grands yeux clairs. A cette heure, elle était femme, superbe, désirable, et elle l'aimait sans doute, de très loin, du fond même de sa jeunesse. Son coeur se mit à battre, il eut la sensation soudaine d'être celui qu'elle attendait. Un grand trouble montait à son crâne avec le sang de ses veines, son premier mouvement fut de fuir, dans l'angoisse qui l'envahissait. Toujours le désir l'avait rendu fou, il voyait rouge.
—Qu'est-ce que tu fais là, debout? reprit-elle. Assieds-toi donc!
De nouveau, il hésitait. Puis, les jambes subitement très lasses, vaincu par le besoin de tenter l'amour encore, il se laissa tomber près d'elle, sur le tas de cordes. Il ne parlait plus, la gorge sèche. C'était elle, maintenant, la fière, la silencieuse, qui bavardait à perdre haleine, très gaie, s'étourdissant elle-même.
—Vois-tu, le tort de maman, ç'a été d'épouser Misard. Ça lui jouera un mauvais tour… Moi, je m'en fiche, parce qu'on a assez de ses affaires, n'est-ce pas? Et puis, maman m'envoie coucher, dès que je veux intervenir… Alors, qu'elle se débrouille! Je vis dehors, moi. Je songe à des choses, pour plus tard… Ah! tu sais, je t'avais vu passer, ce matin, sur ta machine, tiens! de ces broussailles, là-bas, où j'étais assise. Mais toi, tu ne regardes jamais… Et je te les dirai, à toi,