Les Misérables (Texte intégral annoté). Victor HugoЧитать онлайн книгу.
la frugalité, l’hospitalité, le renoncement, la confiance, l’étude, le travail, remplissaient chacune des journées de sa vie. Remplissaient est bien le mot, et certes cette journée de l’évêque était bien pleine jusqu’aux bords de bonnes pensées, de bonnes paroles et de bonnes actions. Cependant elle n’était pas complète si le temps froid ou pluvieux l’empêchait d’aller passer, le soir, quand les deux femmes s’étaient retirées, une heure ou deux dans son jardin avant de s’endormir. Il semblait que ce fût une sorte de rite pour lui de se préparer au sommeil par la méditation en présence des grands spectacles du ciel nocturne. Quelquefois, à une heure même assez avancée de la nuit, si les deux vieilles filles ne dormaient pas, elles l’entendaient marcher lentement dans les allées. Il était là seul avec lui-même, recueilli, paisible, adorant, comparant la sérénité de son coeur à la sérénité de l’éther, ému dans les ténèbres par les splendeurs visibles des constellations et les splendeurs invisibles de Dieu, ouvrant son âme aux pensées qui tombent de l’Inconnu. Dans ces moments-là, offrant son coeur à l’heure où les fleurs nocturnes offrent leur parfum, allumé comme une lampe au centre de la nuit étoilée, se répandant en extase au milieu du rayonnement universel de la création, il n’eût pu peut-être dire lui-même ce qui se passait dans son esprit ; il sentait quelque chose s’envoler hors de lui et quelque chose descendre en lui. Mystérieux échanges des gouffres de l’âme avec les gouffres de l’univers !
Il songeait à la grandeur et à la présence de Dieu ; à l’éternité future, étrange mystère ; à l’éternité passée, mystère plus étrange encore ; à tous les infinis qui s’enfonçaient sous ses yeux dans tous les sens ; et, sans chercher à comprendre l’incompréhensible, il le regardait. Il n’étudiait pas Dieu ; il s’en éblouissait. Il considérait ces magnifiques rencontres des atomes qui donnent des aspects à la matière, révèlent les forces en les constatant, créent les individualités dans l’unité, les proportions dans l’étendue, l’innombrable dans l’infini, et par la lumière produisent la beauté. Ces rencontres se nouent et se dénouent sans cesse ; de là la vie et la mort.
Il s’asseyait sur un banc de bois adossé à une treille décrépite, et il regardait les astres à travers les silhouettes chétives et rachitiques de ses arbres fruitiers. Ce quart d’arpent, si pauvrement planté, si encombré de masures et de hangars, lui était cher et lui suffisait.
Que fallait-il de plus à ce vieillard qui partageait le loisir de sa vie, où il y avait si peu de loisir, entre le jardinage le jour et la contemplation la nuit ? Cet étroit enclos, ayant les cieux pour plafond, n’était-ce pas assez pour pouvoir adorer Dieu tour à tour dans ses oeuvres les plus sublimes ? N’est-ce pas là tout, en effet, et que désirer au delà ? Un petit jardin pour se promener, et l’immensité pour rêver. À ses pieds ce qu’on peut cultiver et cueillir ; sur sa tête ce qu’on peut étudier et méditer ; quelques fleurs sur la terre et toutes les étoiles dans le ciel.
XIV — Ce qu’il pensait
Un dernier mot.
Comme cette nature de détails pourrait, particulièrement au moment où nous sommes, et pour nous servir d’une expression actuellement à la mode, donner à l’évêque de Digne une certaine physionomie ” panthéiste “, et faire croire, soit à son blâme, soit à sa louange, qu’il y avait en lui une de ces philosophies personnelles, propres à notre siècle, qui germent quelquefois dans les esprits solitaires et s’y construisent et y grandissent jusqu’à y remplacer les religions, nous insistons sur ceci que pas un de ceux qui ont connu monseigneur Bienvenu ne se fût cru autorisé à penser rien de pareil. Ce qui éclairait cet homme, c’était le coeur. Sa sagesse était faite de la lumière qui vient de là.
Point de systèmes, beaucoup d’oeuvres. Les spéculations abstruses contiennent du vertige ; rien n’indique qu’il hasardât son esprit dans les apocalypses. L’apôtre peut être hardi, mais l’évêque doit être timide. Il se fût probablement fait scrupule de sonder trop avant de certains problèmes réservés en quelque sorte aux grands esprits terribles. Il y a de l’horreur sacrée sous les porches de l’énigme ; ces ouvertures sombres sont là béantes, mais quelque chose vous dit, à vous passant de la vie, qu’on n’entre pas. Malheur à qui y pénètre ! Les génies, dans les profondeurs inouïes de l’abstraction et de la spéculation pure, situés pour ainsi dire audessus des dogmes, proposent leurs idées à Dieu. Leur prière offre audacieusement la discussion. Leur adoration interroge. Ceci est la religion directe, pleine d’anxiété et de responsabilité pour qui en tente les escarpements.
La méditation humaine n’a point de limite. À ses risques et périls, elle analyse et creuse son propre éblouissement. On pourrait presque dire que, par une sorte de réaction splendide, elle en éblouit la nature ; le mystérieux monde qui nous entoure rend ce qu’il reçoit, il est probable que les contemplateurs sont contemplés. Quoi qu’il en soit, il y a sur la terre des hommes — sont-ce des hommes ? — qui aperçoivent distinctement au fond des horizons du rêve les hauteurs de l’absolu, et qui ont la vision terrible de la montagne infinie. Monseigneur Bienvenu n’était point de ces hommes-là, monseigneur Bienvenu n’était pas un génie. Il eût redouté ces sublimités d’où quelques-uns, très grands même, comme Swedenborg et Pascal, ont glissé dans la démence. Certes, ces puissantes rêveries ont leur utilité morale, et par ces routes ardues on s’approche de la perfection idéale. Lui, il prenait le sentier qui abrège, l’évangile.
Il n’essayait point de faire faire à sa chasuble les plis du manteau d’Élie, il ne projetait aucun rayon d’avenir sur le roulis ténébreux des événements, il ne cherchait pas à condenser en flamme la lueur des choses, il n’avait rien du prophète et rien du mage. Cette âme humble aimait, voilà tout.
Qu’il dilatât la prière jusqu’à une aspiration surhumaine, cela est probable ; mais on ne peut pas plus prier trop qu’aimer trop ; et, si c’était une hérésie de prier au delà des textes, sainte Thérèse et saint Jérôme seraient des hérétiques.
Il se penchait sur ce qui gémit et sur ce qui expie. L’univers lui apparaissait comme une immense maladie ; il sentait partout de la fièvre, il auscultait partout de la souffrance, et, sans chercher à deviner l’énigme, il tâchait de panser la plaie. Le redoutable spectacle des choses créées développait en lui l’attendrissement ; il n’était occupé qu’à trouver pour lui-même et à inspirer aux autres la meilleure manière de plaindre et de soulager. Ce qui existe était pour ce bon et rare prêtre un sujet permanent de tristesse cherchant à consoler.
Il y a des hommes qui travaillent à l’extraction de l’or ; lui, il travaillait à l’extraction de la pitié. L’universelle misère était sa mine. La douleur partout n’était qu’une occasion de bonté toujours. Aimez-vous les uns les autres ; il déclarait cela complet, ne souhaitait rien de plus, et c’était là toute sa doctrine. Un jour, cet homme qui se croyait ” philosophe “, ce sénateur, déjà nommé, dit à l’évêque: — Mais voyez donc le spectacle du monde ; guerre de tous contre tous ; le plus fort a le plus d’esprit. Votre Aimez-vous les uns les autres est une bêtise. — Eh bien ! répondit monseigneur Bienvenu sans disputer, si c’est une bêtise, l’âme doit s’y enfermer comme la perle dans l’huître. Il s’y enfermait donc, il y vivait, il s’en satisfaisait absolument, laissant de côté les questions prodigieuses qui attirent et qui épouvantent, les perspectives insondables de l’abstraction, les précipices de la métaphysique, toutes ces profondeurs convergentes, pour l’apôtre à Dieu, pour l’athée au néant: la destinée, le bien et le mal, la guerre de l’être contre l’être, la conscience de l’homme, le somnambulisme pensif de l’animal, la transformation par la mort, la récapitulation d’existences que contient le tombeau, la greffe incompréhensible des amours successifs sur le moi persistant, l’essence, la substance, le Nil et l’Ens, l’âme, la nature, la liberté, la nécessité ; problèmes à pic, épaisseurs sinistres où se penchent les gigantesques archanges de l’esprit humain ; formidables abîmes que Lucrèce, Manou, saint Paul et Dante contemplent avec cet oeil fulgurant qui semble, en regardant fixement l’infini, y faire