Vie de Jeanne d'Arc. Vol. 1 de 2. Anatole FranceЧитать онлайн книгу.
soudains, plus lourde et plus rapide, elle laisse, en fuyant, une rosée souterraine qui remonte çà et là, en flaques claires, à fleur d'herbe, dans la vallée.
Cette vallée s'étend, toute unie, large d'une lieue à une lieue et demie, entre des collines arrondies et basses, couronnées de chênes, d'érables et de bouleaux. Bien que fleurie au printemps, elle est d'un aspect austère et grave et prend parfois un caractère de tristesse. L'herbe la revêt avec une monotonie égale à celle des eaux dormantes. On y sent, même dans les beaux jours, la menace d'un climat rude et froid. Le ciel y semble plus doux que la terre. Il l'enveloppe de son sourire humide; il est le mouvement, la grâce et la volupté de ce paysage tranquille et chaste. Puis, quand vient l'hiver, il se mêle à la terre dans une apparence de chaos. Les brouillards y deviennent épais et tenaces. Aux vapeurs blanches et légères qui flottaient, par les matins tièdes, sur le fond de la vallée, succèdent des nuages opaques et de sombres montagnes mouvantes, qu'un soleil rouge et froid dissipe lentement. Et, le long des sentiers du haut pays, le passant matinal a cru, comme les mystiques dans leurs ravissements, marcher sur les nuées.
C'est ainsi qu'après avoir laissé à sa gauche le plateau boisé du haut duquel le château de Bourlémont domine le val de la Saônelle et à sa droite Coussey avec sa vieille église, la rivière flexible passe entre le Bois Chesnu au couchant et la côte de Julien au levant, rencontre, sur sa rive occidentale, les villages de Domremy et de Greux, qui se touchent, sépare Greux de Maxey-sur-Meuse, atteint, entre autres hameaux blottis au creux des collines ou dressés sur les hautes terres, Burey-la-Côte, Maxey-sur-Vaise et Burey-en-Vaux, et va baigner les belles prairies de Vaucouleurs133.
Dans ce petit village de Domremy, situé à moins de trois lieues en aval de Neufchâteau et à cinq lieues en amont de Vaucouleurs, une fille naquit vers l'an 1410 ou 1412134, destinée à l'existence la plus singulière. Elle naissait pauvre. Jacques ou Jacquot d'Arc, son père135, originaire du village de Ceffonds en Champagne136, vivait d'un gagnage ou petite ferme, et menait les chevaux au labour. Ses voisins et voisines le tenaient pour bon chrétien et vaillant à l'ouvrage137. Sa femme était originaire de Vouthon, village situé à une lieue et demie au nord-ouest de Domremy, par delà les bois de Greux. Ayant nom Isabelle ou Zabillet, elle reçut, à une époque qu'on ne saurait indiquer, le surnom de Romée138. On appelait ainsi ceux qui étaient allés à Rome ou avaient fait quelque grand pèlerinage139, et l'on peut croire qu'Isabelle gagna son nom de Romée en prenant les coquilles et le bourdon140. Un de ses frères était curé, un autre, couvreur; un de ses neveux charpentier141. Elle avait déjà donné à son mari trois enfants: Jacques ou Jacquemin, Catherine et Jean142.
La maison de Jacques d'Arc touchait au pourpris de l'église paroissiale, dédiée à saint Remi, apôtre des Gaules143. On n'eut que le cimetière à traverser pour porter l'enfant sur les fonts. Les formules d'exorcismes, que le prêtre récite à la cérémonie du baptême, étaient, à cette époque, dans ces contrées, beaucoup plus longues, dit-on, pour les filles que pour les garçons144. Sans savoir si messire Jean Minet145, curé de la paroisse, les prononça dans leur teneur exacte sur la tête de l'enfant, nous rappelons cet usage comme un des nombreux indices de l'invincible défiance qu'inspira toujours à l'Église la nature féminine.
Selon la coutume d'alors, cette enfant eut plusieurs parrains et marraines146. Les compères furent Jean Morel, de Greux, laboureur; Jean Barrey, de Neufchâteau; Jean Le Langart ou Lingui et Jean Rainguesson; les commères, Jeannette, femme de Thevenin le Royer, dit Roze, de Domremy; Béatrix, femme d'Estellin, laboureur au même lieu; Edite, femme de Jean Barrey, Jeanne, femme d'Aubrit, dit Jannet, qu'on appela le maire Aubrit, quand il fut nommé officier de plume au service des seigneurs de Bourlémont147; Jeannette, femme de Thiesselin de Vittel, clerc à Neufchâteau, de toutes la plus savante, car elle avait entendu lire des histoires dans des livres. On désigne encore, parmi les commères, la femme de Nicolas d'Arc frère de Jacques, ainsi que deux obscures chrétiennes nommées l'une Agnès, l'autre Sibylle148. Il se rencontrait là nombre de Jean, de Jeanne et de Jeannette, comme en toute assemblée de bons catholiques. Saint Jean-Baptiste jouissait d'une très haute renommée; sa fête, célébrée le 24 juin, était une grande date de l'année religieuse et civile; elle servait de terme usuel pour baux, locations et contrats de toutes sortes. Saint Jean l'Évangéliste, qui avait reposé la tête contre la poitrine du Seigneur et qui devait revenir sur la terre à la consommation des siècles, passait aux yeux de certains religieux, aux yeux surtout des mendiants, pour le plus grand des saints du Paradis149. C'est pourquoi, en l'honneur du Précurseur ou de l'apôtre bien-aimé, on imposait très souvent, de préférence à tout autre nom, les noms de Jean et de Jeanne aux nouveau-nés. Et, pour mieux approprier ces saints noms à la petitesse de l'enfance et à l'infimité promise à la plupart des destinées humaines, on les diminuait en Jeannot et Jeannette. Les paysans des bords de la Meuse avaient un goût particulier pour ces petits noms à la fois humbles et caressants, Jacquot, Pierrollot, Zabillet, Mengette, Guillemette150. L'enfant reçut, de la femme du clerc Thiesselin, le nom de Jeannette. Au village, elle ne porta que celui-là. Plus tard, en France, on l'appela Jeanne151.
Elle fut nourrie dans la maison paternelle. Pauvre demeure de Jacques152! La façade était percée d'une ou deux fenêtres chiches de lumière. Le toit de pierres plates, incliné sur un demi-pignon, descendait presque à terre du côté du jardin. Sur le seuil, à la coutume du pays, s'amassaient le fumier, les souches et les instruments de labour, recouverts de rouille et de boue. Mais l'humble jardin, à la fois verger et potager, était, au printemps, tout fleuri de blanc et de rose153.
Ces bons chrétiens eurent encore un enfant, le dernier, Pierre qu'on nommait Pierrelot154.
Jeanne grandit sur une terre avare, parmi des gens rudes et sobres, nourris de vin rose et de pain bis, endurcis par une dure vie. Elle grandit libre. Les enfants, chez les paysans laborieux, vivent le plus souvent entre eux, hors du regard des parents. La fille d'Isabelle semble s'être très bien accordée avec les enfants du village. Une petite voisine, Hauviette, de trois ou quatre ans plus jeune qu'elle, était sa compagne de tous les jours. Elles avaient plaisir à coucher dans le même lit155. Mengette, dont les parents habitaient tout contre, venait filer dans la maison de Jacques d'Arc. Elle s'y acquittait avec Jeanne des soins du ménage156. Souvent aussi Jeanne, emportant sa quenouille, allait faire la veillée chez un laboureur, Jacquier, de Saint-Amance, qui avait une fille toute jeune157. Les garçons, comme de raison, croissaient avec les filles. Jeanne et le fils de Simonin Musnier, étant voisine et voisin, furent élevés ensemble. En son enfance, le fils Musnier tomba malade; Jeanne l'alla soigner158.
Il n'était pas sans exemple en ce temps-là que des villageoises connussent leurs lettres. Maître Jean Gerson, peu d'années auparavant, conseillait à ses sœurs, paysannes champenoises, d'apprendre à lire, promettant, si elles y réussissaient, de leur donner des livres d'édification159. Bien que nièce de curé, Jeanne n'étudia pas sa Croix-de-Dieu,
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J. Ch. Chapellier,
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C'est ce qu'on peut induire de
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Darc (
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Du Cange,
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Très probablement avant la naissance de Jeanne: «J'ai pour surnom d'Arc ou Romée» dit Jeanne (
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Rien de moins certain que l'ordre de naissance des enfants de Jacques d'Arc (
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A. Monteil,
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J. Corblet,
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Siméon Luce,
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Cf.
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Émile Hinzelin,
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E. Georges,