Vie de Jeanne d'Arc. Vol. 1 de 2. Anatole FranceЧитать онлайн книгу.
apprit de sa mère Notre Père, Je vous salue, Marie, et Je crois en Dieu161. Elle entendit conter quelques belles histoires de saints et de saintes. Ce fut tout l'enseignement qu'elle reçut. Aux jours fériés, dans la nef de l'église, elle se tenait sous la chaire, assise sur les talons, à la manière des paysannes, tandis que les hommes demeuraient debout contre le mur, et elle entendait le sermon du curé162.
Dès qu'elle en eut l'âge, elle travailla aux champs, sarclant, bêchant et, comme font encore aujourd'hui les filles du pays lorrain, accomplissant des tâches d'homme.
Les prairies, don du fleuve, étaient la principale richesse des riverains de la Meuse. Quand la récolte des foins était faite, tous les habitants de Domremy avaient droit de pâture dans les prairies du village, et ils y pouvaient mettre des têtes de bétail en nombre proportionnel à celui des fauchées de pré qu'ils possédaient en propre. Chaque famille prenait à son tour la garde des troupeaux ainsi rassemblés. Jacques d'Arc, qui avait un peu d'herbage, mettait ses bœufs et ses chevaux avec les autres. Lorsque venait son tour de garde, il s'en déchargeait sur sa fille Jeanne, qui allait au pré, sa quenouille à la main163.
Mais elle aimait mieux vaquer aux soins du ménage, coudre et filer. Elle était pieuse. Elle ne jurait ni Dieu ni les saints et, pour affirmer qu'une chose était vraie, elle se contentait de dire: «Sans faute»164. Quand les cloches sonnaient l'Angelus, elle se signait et s'agenouillait165. Le samedi, jour de la Sainte Vierge, gravissant le coteau d'herbes, de vignes et de vergers au pied duquel s'appuie le village de Greux, elle gagnait le plateau boisé d'où l'on découvre, à l'est, la verte vallée et les collines bleuissantes. Sur la hauteur, à une petite lieue du village, dans un ravin plein d'ombre et de murmures, la fontaine de Saint-Thiébault, dont l'eau très pure guérit de la fièvre et cicatrise les plaies, jaillit sous les hêtres, les frênes et les chênes. Au-dessus de la fontaine, s'élève la chapelle de Notre-Dame de Bermont. Dans la belle saison, elle est toute parfumée de l'odeur des prés et des bois. Et l'hiver enveloppe ce haut lieu de tristesse et de silence. En ce temps-là, vêtue du manteau royal et la couronne au front, dans ses bras son divin enfant, Notre-Dame de Bermont recevait les prières et les offrandes des jeunes garçons et des jeunes filles. Elle faisait des miracles. Jeanne l'allait visiter en compagnie de sa sœur Catherine, de quelques filles ou garçons du pays ou toute seule. Et le plus souvent qu'elle pouvait, elle brûlait un cierge en l'honneur de cette céleste dame166.
À une demi-lieue à l'est de Domremy, s'élevait une colline couverte d'un bois épais où l'on ne s'aventurait guère de peur des sangliers et des loups. Les loups étaient la terreur du pays. Les maires des villages payaient des primes pour chaque tête de loup ou de louveteau qu'on leur apportait167. Ce bois, que Jeanne voyait du seuil de sa porte, c'était le Bois Chesnu, le bois de chênes, ce qu'on pouvait entendre au sens de bois chenu, vieille forêt168. Nous verrons plus tard comment à ce Bois Chesnu fut appliquée, en France, une prophétie de Merlin l'Enchanteur.
Au pied de la colline, du côté du village, était une fontaine169 que les groseilliers épineux, en recourbant leurs branches, bordaient de leurs buissons grisâtres. On la nommait la Fontaine-aux-Groseilliers, la Fontaine-aux-Nerpruns170. Si, comme le croyait un maître de l'Université de Paris171, Jeanne appelait cette fontaine la Fontaine-aux-Bonnes-Fées-Notre-Seigneur, c'était assurément parce que les gens du village la désignaient de même manière. Et il semblerait que ces âmes rustiques eussent voulu, par ce nom, rendre chrétiennes ces dames des bois et des eaux qui ne l'étaient guère, et en qui certains docteurs reconnaissaient des démons autrefois adorés des païens comme déesses172.
Et c'était la vérité. Déesses vénérées et redoutées à l'égal des Parques, elles s'étaient nommées les Fatales173 et on leur avait attribué un pouvoir sur les destinées des hommes. Mais, depuis longtemps déchues de leur puissance et de leurs honneurs, ces fées de village se faisaient aussi simples que les gens près desquels elles vivaient. On les invitait aux baptêmes et l'on mettait leur couvert dans la chambre attenante à celle de l'accouchée. À ces festins, elles mangeaient seules, entraient, sortaient sans qu'on le sût; il ne fallait pas trop les épier, de peur de leur déplaire. C'est l'usage des personnes divines d'aller et de venir mystérieusement. Elles faisaient des dons aux nouveau-nés. Il y en avait de très bonnes; mais, pour la plupart, sans être méchantes, elles se montraient irritables, capricieuses, jalouses, et, si on les offensait, même par mégarde, elles jetaient des sorts. Elles laissaient voir parfois, à d'inexplicables préférences, qu'elles étaient femmes. Plus d'une prenait pour ami un chevalier ou un rustre; le plus souvent ces belles amours finissaient mal. Enfin, terribles ou douces, elles étaient encore les Fatales, elles étaient toujours les destinées174.
Tout proche, à l'orée du bois, au-dessus du grand chemin de Neufchâteau, s'élevait un hêtre très vieux qui répandait une belle et grande ombre175. Il était vénéré presque à l'égal de ces arbres tenus pour sacrés avant que les hommes apostoliques eussent évangélisé les Gaules176. Ses branches, qu'aucune main n'osait toucher, descendaient jusqu'à terre. «Les lis, disait un laboureur, ne sont pas plus beaux177.» Comme la fontaine, l'arbre avait plusieurs noms. On l'appelait l'Arbre-des-Dames, l'Arbre-aux-Loges-les-Dames, l'Arbre-des-Fées, l'Arbre-Charmine-Fée-de-Bourlémont, le Beau-Mai178.
Qu'il fût des fées et qu'on en eût vu sous l'Arbre-aux-Loges-les-Dames, tout le monde à Domremy le savait. Dans les anciens jours, au temps où Berthe filait, un seigneur de Bourlémont, nommé Pierre Granier179, devenu le bel ami d'une fée, l'allait trouver le soir sous le hêtre. Un roman traitait de leurs amours. Et l'une des marraines de Jeanne, dont le mari était clerc à Neufchâteau, avait entendu lire cette histoire qui ressemblait sans doute à celle de Mélusine, tant connue en Lorraine180. Seulement on doutait si les fées venaient encore sous le hêtre. Les uns croyaient que non, les autres croyaient qu'oui. Béatrix, marraine aussi de Jeanne, disait: «J'ai ouï conter que les fées venaient sous l'arbre dans l'ancien temps. Mais, pour leurs péchés, elles n'y viennent plus181.»
La simple créature entendait par là que ces dames fées étaient les ennemies de Dieu, et que le curé les avait mises en fuite. Jean Morel, parrain de Jeanne, pensait de même182.
En effet, la veille de l'Ascension, aux Rogations ou Petites Litanies, les croix étaient portées par les champs et le curé allait sous l'Arbre-des-Fées chanter l'évangile de saint Jean. Il le chantait encore à la Fontaine-aux-Groseilliers et aux autres fontaines de la paroisse183. Et pour chasser les mauvais esprits, on ne connaissait rien qui valût l'évangile de saint Jean184.
Le seigneur Aubert d'Ourches estimait que les fées avaient disparu de Domremy depuis vingt ou trente ans. Au rebours, plusieurs dans le village croyaient savoir que les chrétiens allaient encore se promener avec elles, et que le jeudi était le jour des rendez-vous185.
Une troisième marraine de Jeanne, la femme d'Aubery, le maire, avait vu de ses yeux les fées autour de l'arbre.
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Voyez dans Montfaucon,
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Alexis Monteil,
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Wolf,
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Richer,
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Sur le culte des arbres, voir l'étude de M. Henry Carnoy dans
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Bergier,
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