Contes Français. Divers AuteursЧитать онлайн книгу.
flamme cuisante. La vie radieuse éclot sous cette averse
de feu; la terre est verte à perte de vue. Jusqu'aux bords
de l'horizon, le ciel est bleu. Les fermes normandes
[5] semées par la plaine semblent, de loin, de petits bois,
enfermées dans leur ceinture de hêtres élancés. De près,
quand on ouvre la barrière vermoulue, on croit voir un
jardin géant, car tous les antiques pommiers, osseux
comme les paysans, sont en fleur. Les vieux troncs noirs,
[10] crochus, tortus, alignés par la cour, étalent sous le ciel
leurs dômes éclatants, blancs et roses. Le doux parfum
de leur épanouissement se mêle aux grasses senteurs des
tables ouvertes et aux vapeurs du fumier qui fermente,
couvert de poules.
[15] Il est midi. La famille dîne à l'ombre du poirier planté
devant la porte: le père, la mère; les quatre enfants, les
deux servantes et les trois valets. On ne parle guère. On
mange la soupe, puis on découvre le plat de fricot plein
de pommes de terre au lard.
[20] De temps en temps, une servante se lève et va remplir
au cellier la cruche au cidre.
L'homme, un grand gars de quarante ans, contemple,
contre sa maison, une vigne restée nue, et courant, tordue
comme un serpent, sous les volets, tout le long du mur.
[25] Il dit enfin: «La vigne au père bourgeonne de bonne
heure c't'année. P't-être qu'a donnera.»
La femme aussi se retourne et regarde, sans dire un mot.
Cette vigne est plantée juste à la place où le père a été
fusillé.
C'était pendant la guerre de 1870. Les Prussiens
[5] occupaient tout le pays. Le général Faidherbe, avec l'armée
du Nord, leur tenait tête.
Or l'état-major prussien s'était posté dans cette ferme.
Le vieux paysan qui la possédait, le père Milon, Pierre,
les avait reçus et installés de son mieux.
[10] Depuis un mois l'avant-garde allemande restait en
observation dans le village. Les Français demeuraient
immobiles, à dix lieues de là; et cependant, chaque nuit,
des uhlans disparaissaient.
Tous les éclaireurs isolés, ceux qu'on envoyait faire des
[15] rondes, alors qu'ils partaient à deux ou trois seulement,
ne rentraient jamais.
On les ramassait morts, au matin, dans un champ, au
bord d'une cour, dans un fossé. Leurs chevaux eux-mêmes
gisaient le long des routes, égorgés d'un coup de
[20] sabre.
Ces meurtres semblaient accomplis par les mêmes
hommes, qu'on ne pouvait découvrir.
Le pays fut terrorisé. On fusilla des paysans sur une
simple dénonciation, on emprisonna des femmes; on voulut
[25] obtenir, par la peur, des révélations des enfants. On ne
découvrit rien.
Mais voilà qu'un matin, on aperçut le père Milon étendu
dans son écurie, la figure coupée d'une balafre.
Deux uhlans éventrés furent retrouvés à trois kilomètres
[30] de la ferme. Un d'eux tenait encore à la main son
arme ensanglantée. Il s'était battu, défendu.
Un conseil de guerre ayant été aussitôt constitué, en
plein air, devant la ferme, le vieux fut amené.
Il avait soixante-huit ans. Il était petit, maigre, un peu
tors, avec de grandes mains pareilles à des pinces de crabe.
[5] Ses cheveux ternes, rares et légers comme un duvet de
jeune canard, laissaient voir partout la chair du crâne.
La peau brune et plissée du cou montrait de grosses veines
qui s'enfonçaient sous les mâchoires et reparaissaient aux
tempes. Il passait dans la contrée pour avare et difficile
[10] en affaires.
On le plaça debout, entre quatre soldats, devant la
table de cuisine tirée dehors. Cinq officiers et le colonel
s'assirent en face de lui.
Le colonel prit la parole en français.
[15]--Père Milon, depuis que nous sommes ici, nous n'avons
eu qu'à nous louer de vous. Vous avez toujours été complaisant
et même attentionné pour nous. Mais aujourd'hui
une accusation terrible pèse sur vous, et il faut que la
lumière se fasse. Comment avez-vous reçu la blessure que
[20] vous portez sur la figure?
Le paysan ne répondit rien.
Le colonel reprit:
--Votre silence vous condamne, père Milon. Mais je
veux que vous me répondiez, entendez-vous? Savez-vous
[25] qui a tué les deux uhlans qu'on a trouvés ce matin près du
Calvaire?
Le vieux articula nettement:
--C'est mé.
Le colonel, surpris, se tut une seconde, regardant
[30] fixement le prisonnier. Le père Milon demeurait impassible,
avec son air abruti de paysan, les yeux baissés comme s'il
eût parlé à son curé. Une seule chose pouvait révéler un
trouble intérieur, c'est qu'il avalait coup sur coup sa
salive, avec un effort visible, comme si sa gorge eût été
tout à fait étranglée.
La famille du bonhomme, son fils Jean, sa bru et deux
[5] petits enfants se tenaient à dix pas en arrière, effarés et
consternés.
Le colonel reprit:
--Savez-vous aussi qui a tué tous les éclaireurs de notre
armée qu'on retrouve chaque matin, par la campagne,
[10] depuis un mois?
Le vieux répondit avec la même impassibilité de brute:
--C'est mé.
~-C'est vous qui les avez tués tous?