La Débâcle. Emile ZolaЧитать онлайн книгу.
ferme où l'état-major veillait, attendant les dépêches qui arrivaient d'heure en heure, obscures encore. Et le feu de bois vert, enfin abandonné, fumait toujours d'une grosse fumée triste, qu'un léger vent poussait au-dessus de cette ferme inquiète, salissant au ciel les premières étoiles.
— Une raclée, finit par répéter Weiss, Dieu vous entende!
Jean, toujours assis à quelques pas, dressa l'oreille; tandis que le lieutenant Rochas, ayant surpris ce voeu tremblant de doute, s'arrêta net pour écouter.
— Comment! reprit Maurice, vous n'avez pas une entière confiance, vous croyez une défaite possible!
D'un geste, son beau-frère l'arrêta, les mains frémissantes, sa bonne face tout d'un coup bouleversée et pâlie.
— Une défaite, le ciel nous en garde!… Vous savez, je suis de ce pays, mon grand-père et ma grand'mère ont été assassinés par les cosaques, en 1814; et, quand je songe à l'invasion, mes poings se serrent, je ferais le coup de feu, avec ma redingote, comme un troupier!… Une défaite, non, non! je ne veux pas la croire possible!
Il se calma, il eut un abandon d'épaules, plein d'accablement.
— Seulement, que voulez-vous! Je ne suis pas tranquille… Je la connais bien, mon Alsace; je viens de la traverser encore, pour mes affaires; et nous avons vu, nous autres, ce qui crevait les yeux des généraux, et ce qu'ils ont refusé de voir… Ah! la guerre avec la Prusse, nous la désirions, il y avait longtemps que nous attendions paisiblement de régler cette vieille querelle. Mais ça n'empêchait pas nos relations de bon voisinage avec Bade et avec la Bavière, nous avons tous des parents ou des amis, de l'autre côté du Rhin. Nous pensions qu'ils rêvaient comme nous d'abattre l'orgueil insupportable des Prussiens… Et nous, si calmes, si résolus, voilà plus de quinze jours que l'impatience et l'inquiétude nous prennent, à voir comment tout va de mal en pis. Dès la déclaration de guerre, on a laissé les cavaliers ennemis terrifier les villages, reconnaître le terrain, couper les fils télégraphiques. Bade et la Bavière se lèvent, d'énormes mouvements de troupes ont lieu dans le Palatinat, les renseignements venus de partout, des marchés, des foires, nous prouvent que la frontière est menacée; et, quand les habitants, les maires des communes, effrayés enfin, accourent dire cela aux officiers qui passent, ceux-ci haussent les épaules: des hallucinations de poltrons, l'ennemi est loin… Quoi? Lorsqu'il n'aurait pas fallu perdre une heure, les jours et les jours se passent! Que peut-on attendre? Que l'Allemagne tout entière nous tombe sur les reins!
Il parlait d'une voix basse et désolée, comme s'il se fût répété ces choses à lui-même, après les avoir pensées longtemps.
— Ah! l'Allemagne, je la connais bien aussi; et le terrible, c'est que vous autres, vous paraissez l'ignorer autant que la Chine… Vous vous souvenez, Maurice, de mon cousin Gunther, ce garçon qui est venu, le printemps dernier, me serrer la main à Sedan. Il est mon cousin par les femmes: sa mère, une soeur de la mienne, s'est mariée à Berlin; et il est bien de là-bas, il a la haine de la France. Il sert aujourd'hui comme capitaine dans la garde Prussienne… Le soir où je l'ai reconduit à la gare, je l'entends encore me dire de sa voix coupante: «si la France nous déclare la guerre, elle sera battue.»
Du coup, le lieutenant Rochas, qui s'était contenu jusque-là, s'avança, furieux. Âgé de près de cinquante ans, c'était un grand diable maigre, avec une figure longue et creusée, tannée, enfumée. Le nez énorme, busqué, tombait dans une large bouche violente et bonne, où se hérissaient de rudes moustaches grisonnantes. Et il s'emportait, la voix tonnante.
— Ah çà! Qu'est-ce que vous foutez là, vous, à décourager nos hommes!
Jean, sans se mêler de la querelle, trouva au fond qu'il avait raison. Lui non plus, tout en commençant à s'étonner des longs retards et du désordre où l'on était, n'avait jamais douté de la raclée formidable que l'on allait allonger aux Prussiens. C'était sûr, puisqu'on n'était venu que pour ça.
— Mais, lieutenant, répondit Weiss interloqué, je ne veux décourager personne… Au contraire, je voudrais que tout le monde sût ce que je sais, parce que le mieux est de savoir pour prévoir et pouvoir… Et, tenez! Cette Allemagne…
Il continua, de son air raisonnable, il expliqua ses craintes: la Prusse grandie après Sadowa, le mouvement national qui la plaçait à la tête des autres états allemands, tout ce vaste empire en formation, rajeuni, ayant l'enthousiasme et l'irrésistible élan de son unité à conquérir; le système du service militaire obligatoire, qui mettait debout la nation en armes, instruite, disciplinée, pourvue d'un matériel puissant, rompue à la grande guerre, encore glorieuse de son triomphe foudroyant sur l'Autriche; l'intelligence, la force morale de cette armée, commandée par des chefs presque tous jeunes, obéissant à un généralissime qui semblait devoir renouveler l'art de se battre, d'une prudence et d'une prévoyance parfaites, d'une netteté de vue merveilleuse. Et, en face de cette Allemagne, il osa ensuite montrer la France: l'empire vieilli, acclamé encore au plébiscite, mais pourri à la base, ayant affaibli l'idée de patrie en détruisant la liberté, redevenu libéral trop tard et pour sa ruine, prêt à crouler dès qu'il ne satisferait plus les appétits de jouissances déchaînés par lui; l'armée, certes, d'une admirable bravoure de race, toute chargée des lauriers de Crimée et d'Italie, seulement gâtée par le remplacement à prix d'argent, laissée dans sa routine de l'école d'Afrique, trop certaine de la victoire pour tenter le grand effort de la science nouvelle; les généraux enfin, médiocres pour la plupart, dévorés de rivalités, quelques-uns d'une ignorance stupéfiante, et l'empereur à leur tête, souffrant et hésitant, trompé et se trompant, dans l'effroyable aventure qui commençait, où tous se jetaient en aveugles, sans préparation sérieuse, au milieu d'un effarement, d'une débandade de troupeau mené à l'abattoir.
Rochas, béant, les yeux arrondis, écoutait. Son terrible nez s'était froncé. Puis, tout d'un coup, il prit le parti de rire, d'un rire énorme qui lui fendait les mâchoires.
— Qu'est-ce que vous nous chantez là, vous! Qu'est-ce que ça veut dire, toutes ces bêtises!… Mais ça n'a pas de sens, c'est trop bête pour qu'on se casse la tête à comprendre… Allez conter ça à des recrues, mais pas à moi, non! Pas à moi qui ai vingt-sept ans de service!
Et il se tapait la poitrine du poing. Fils d'un ouvrier maçon, venu du Limousin, né à Paris et répugnant à l'état de son père, il s'était engagé dès l'âge de dix-huit ans. Soldat de fortune, il avait porté le sac, caporal en Afrique, sergent à Sébastopol, lieutenant après Solférino, ayant mis quinze années de dure existence et d'héroïque bravoure pour conquérir ce grade, d'un manque tel d'instruction, qu'il ne devait jamais passer capitaine.
— Mais, monsieur, vous qui savez tout, vous ne savez pas ça… Oui, à Mazagran, j'avais dix-neuf ans à peine, et nous étions cent vingt-trois hommes, pas un de plus, et nous avons tenu quatre jours contre douze mille arabes… Ah! oui, pendant des années et des années, là-bas, en Afrique, à Mascara, à Biskra, à Dellys, plus tard dans la grande Kabylie, plus tard à Laghouat, si vous aviez été avec nous, monsieur, vous auriez vu tous ces sales moricauds filer comme des lièvres, dès que nous paraissions… Et à Sébastopol, monsieur, fichtre! On ne peut pas dire que ç'a été commode. Des tempêtes à vous déraciner les cheveux, un froid de loup, toujours des alertes, puis ces sauvages qui, à la fin, ont tout fait sauter! N'empêche pas que nous les avons fait sauter eux-mêmes, oh! En musique et dans la grande poêle à frire!… Et à Solférino, vous n'y étiez pas, monsieur, alors pourquoi en parlez- vous? Oui, à Solférino, où il a fait si chaud, bien qu'il ait tombé ce jour-là plus d'eau que vous n'en avez peut-être jamais vu dans votre vie! À Solférino, la grande brossée aux autrichiens, il fallait les voir, devant nos baïonnettes, galoper, se culbuter, pour courir plus vite, comme s'ils avaient eu le feu au derrière!
Il éclatait d'aise, toute la vieille gaieté militaire Française sonnait dans son rire de triomphe. C'était la légende, le troupier Français parcourant le monde, entre sa belle et une bouteille de bon vin, la conquête de la terre faite en chantant des refrains de goguette. Un caporal et quatre hommes, et des