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La Débâcle. Emile ZolaЧитать онлайн книгу.

La Débâcle - Emile Zola


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s'approcha, saisit violemment Weiss par un revers de sa redingote. Tout son grand corps maigre de chevalier errant exprimait l'absolu mépris de l'ennemi, quel qu'il fût, dans une insouciance complète du temps et des lieux.

      — Écoutez bien, monsieur… Si les Prussiens osent venir, nous les reconduirons chez eux à coups de pied dans le cul… Vous entendez, à coups de pied dans le cul, jusqu'à Berlin!

      Et il eut un geste superbe, la sérénité d'un enfant, la conviction candide de l'innocent qui ne sait rien et ne craint rien.

      — Parbleu! C'est comme ça, parce que c'est comme ça!

      Weiss, étourdi, convaincu presque, se hâta de déclarer qu'il ne demandait pas mieux. Quant à Maurice, qui se taisait, n'osant intervenir devant son supérieur, il finit par éclater de rire avec lui: ce diable d'homme, que d'ailleurs il jugeait stupide, lui faisait chaud au coeur. De même, Jean, d'un hochement de tête, avait approuvé chaque parole du lieutenant. Lui aussi était à Solférino, où il avait tant plu. Et voilà qui était parler! Si tous les chefs avaient parlé comme ça, on ne se serait pas mal fichu qu'il manquât des marmites et des ceintures de flanelle!

      La nuit était complètement venue depuis longtemps, et Rochas continuait d'agiter ses grands membres dans les ténèbres. Il n'avait jamais épelé qu'un volume des victoires de Napoléon, tombé au fond de son sac de la boîte d'un colporteur. Et il ne pouvait se calmer, et toute sa science sortit en un cri impétueux.

      — L'Autriche rossée à Castiglione, à Marengo, à Austerlitz, à Wagram! La Prusse rossée à Eylau, à Iéna, à Lutzen! La Russie rossée à Friedland, à Smolensk, à la Moskowa! L'Espagne, l'Angleterre rossées partout! La terre entière rossée, rossée de haut en bas, de long en large! … et, aujourd'hui, c'est nous qui serions rossés! Pourquoi? Comment? On aurait donc changé le monde?

      Il se grandit encore, levant son bras comme la hampe d'un drapeau!

      — Tenez! On s'est battu là-bas aujourd'hui, on attend les nouvelles. Eh bien! Les nouvelles, je vais vous les donner, moi!… On a rossé les Prussiens, rossé à ne leur laisser ni ailes ni pattes, rossé à en balayer les miettes!

      Sous le ciel sombre, à ce moment, un grand cri douloureux passa. Était-ce la plainte d'un oiseau de nuit? Était-ce une voix du mystère, venue de loin, chargée de larmes? Tout le camp, noyé de ténèbres, en frissonna, et l'anxiété épandue dans l'attente des dépêches si lentes à venir, s'en trouva enfiévrée, élargie encore. Au loin, dans la ferme, éclairant la veillée inquiète de l'état- major, la chandelle brûlait plus haute, d'une flamme droite et immobile de cierge.

      Mais il était dix heures, Gaude surgit du sol noir, où il avait disparu, et le premier sonna le couvre-feu. Les autres clairons répondirent, s'éteignirent de proche en proche, dans une fanfare mourante, déjà comme engourdie de sommeil. Et Weiss, qui s'était oublié là si tard, serra tendrement Maurice entre ses bras: bon espoir et bon courage! Il embrasserait Henriette pour son frère, il irait dire bien des choses à l'oncle Fouchard. Alors, comme il partait enfin, une rumeur courut, toute une agitation fébrile. C'était une grande victoire que le maréchal De Mac-Mahon venait de remporter: le prince royal de Prusse fait prisonnier avec vingt- cinq mille hommes, l'armée ennemie refoulée, détruite, laissant entre nos mains ses canons et ses bagages.

      — Parbleu! cria simplement Rochas, de sa voix de tonnerre.

      Puis, poursuivant Weiss, tout heureux, qui se hâtait de rentrer à

       Mulhouse:

      — À coups de pied dans le cul, monsieur, à coups de pied dans le cul, jusqu'à Berlin!

      Un quart d'heure plus tard, une autre dépêche disait que l'armée avait dû abandonner Woerth et battait en retraite. Ah! quelle nuit! Rochas, foudroyé de sommeil, venait de s'envelopper dans son manteau et dormait sur la terre, insoucieux d'un abri, comme cela lui arrivait souvent. Maurice et Jean s'étaient glissés sous la tente, où déjà Loubet, Chouteau, Pache et Lapoulle se tassaient, la tête sur leur sac. On tenait six, à condition de replier les jambes. Loubet avait d'abord égayé leur faim à tous, en faisant croire à Lapoulle qu'il y aurait du poulet, le lendemain matin, à la distribution; mais ils étaient trop las, ils ronflaient, les Prussiens pouvaient venir. Un instant, Jean resta sans bouger, serré contre Maurice; malgré sa grande fatigue, il tardait à s'endormir, tout ce qu'avait dit ce monsieur lui tournait dans la tête, l'Allemagne en armes, innombrable, dévorante; et il sentait bien que son compagnon non plus ne dormait pas, pensait aux mêmes choses. Puis, celui-ci eut une impatience, un mouvement de recul, et l'autre comprit qu'il le gênait. Entre le paysan et le lettré, l'inimitié d'instinct, la répugnance de classe et d'éducation étaient comme un malaise physique. Le premier pourtant en éprouvait une honte, une tristesse au fond, se faisant petit, tâchant d'échapper à ce mépris hostile qu'il devinait là. Si la nuit dehors devenait fraîche, on étouffait tellement sous la tente, parmi l'entassement des corps, que Maurice, exaspéré de fièvre, sortit d'un saut brusque, alla s'étendre à quelques pas. Jean, malheureux, roula dans un cauchemar, un demi-sommeil pénible, où se mêlaient le regret de ne pas être aimé et l'appréhension d'un immense malheur, dont il croyait entendre le galop, là-bas, au fond de l'inconnu.

      Des heures durent se passer, tout le camp noir, immobile, semblait s'anéantir sous l'oppression de la vaste nuit mauvaise, où pesait ce quelque chose d'effroyable, sans nom encore. Des sursauts venaient d'un lac d'ombre, un râle subit sortait d'une tente invisible. Ensuite, c'étaient des bruits qu'on ne reconnaissait pas, l'ébrouement d'un cheval, le choc d'un sabre, la fuite d'un rôdeur attardé, toutes les ordinaires rumeurs qui prenaient des retentissements de menace. Mais, tout à coup, près des cantines, une grande lueur éclata. Le front de bandière en était vivement éclairé, on aperçut les faisceaux alignés, les canons des fusils réguliers et clairs, où filaient des reflets rouges, pareils à des coulures fraîches de sang; et les sentinelles, sombres et droites, apparurent dans ce brusque incendie. Était-ce donc l'ennemi, que les chefs annonçaient depuis deux jours, et que l'on était venu chercher de Belfort à Mulhouse? Puis, au milieu d'un grand pétillement d'étincelles, la flamme s'éteignit. Ce n'était que le tas de bois vert, si longtemps tracassé par Lapoulle, qui, après avoir couvé pendant des heures, venait de flamber comme un feu de paille.

      Jean, effrayé par cette clarté vive, sortit à son tour précipitamment de la tente; et il faillit buter dans Maurice, soulevé sur un coude, regardant. Déjà, la nuit était retombée plus opaque, les deux hommes restèrent allongés sur la terre nue, à quelques pas l'un de l'autre. Il n'y avait plus, en face d'eux, au fond des ténèbres épaisses, que la fenêtre toujours éclairée de la ferme, cette chandelle perdue qui semblait veiller un mort. Quelle heure pouvait-il être? Deux heures, trois heures peut-être. Là- bas, l'état-major ne s'était décidément pas couché. On entendait la voix braillarde du général Bourgain-Desfeuilles, enragé de cette nuit de veille, pendant laquelle il n'avait pu se soutenir qu'à l'aide de grogs et de cigares. De nouveaux télégrammes arrivaient, les choses devaient se gâter, des ombres d'estafettes galopaient, affolées et indistinctes. Il y eut des piétinements, des jurons, comme un cri étouffé de mort, suivi d'un effrayant silence. Quoi donc? Était-ce la fin? Un souffle glacé avait couru sur le camp, anéanti de sommeil et d'angoisse.

      Et ce fut alors que Jean et Maurice reconnurent le colonel De Vineuil, dans une ombre maigre et haute, qui passait rapidement. Il devait être avec le major Bouroche, un gros homme à tête de lion. Tous les deux échangeaient des paroles sans suite, de ces paroles incomplètes, chuchotées, comme on en entend dans les mauvais rêves.

      — Elle vient de Bâle… Notre première division détruite… Douze heures de combat, toute l'armée en retraite… L'ombre du colonel s'arrêta, appela une autre ombre qui se hâtait, légère, fine et correcte.

      — C'est vous, Beaudouin?

      — Oui, mon colonel.

      — Ah! mon ami, Mac-Mahon battu à Froeschwiller, Frossard battu à

       Spickeren, De Failly immobilisé, inutile entre les deux… À

      


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