Au soleil de juillet (1829-1830). Paul AdamЧитать онлайн книгу.
la marmite; une fille battait les œufs dans un pot. Le chat ronflait sur la commode, entre les assiettes à fleurs; le brin de réséda trempait au bord du verre à devise. Dans la cage, un loriot sifflait et sautillait, picorait du mouron. L'homme parut honteux de sa prospérité devant l'ironie des trois jeunes gens. A la lueur du feu qu'activait une enfant sage tirant la chaîne du gros soufflet, des trognes flamandes s'épanouissaient et bavardaient. Des bras musculeux tenaillaient, martelaient sur l'enclume le fer incandescent. Un gaillard humait la bière du pot de grès. Les poules elles-mêmes piétaient sur une épaisse couche de grains blonds.
Dieudonné reprocha violemment au richard sa négligence. Il se souvint que sa mère l'avait recueilli sur la recommandation des Lyrisse, au lendemain de la guerre d'Espagne. En ce temps-là le forgeron quittait à peine le bagne militaire pour avoir crié «Vive l'Empereur!» et «Demi-tour!» au duc d'Angoulême qui passait en revue les régiments d'artillerie près d'aller combattre les libéraux d'Espagne en 1823. Depuis, installé, marié, pourvu par les soins de Caroline, il avait étonnamment prospéré, sans vouloir rien restituer des avances. La maison formait, ainsi qu'un champ, la dot de sa femme insolente, grasse et dépoitraillée.
—Débarque ton charbon... Voilà le bulletin... Mais si tu n'as pas versé les cent écus, fin courant, je te promets pour lundi la visite de l'huissier... mon gros. Tu pourras même lui offrir une chope et une assiette de fricot... Je gage qu'il n'en mange pas souvent de pareil... Tudieu quel fumet!
Cavrois reniflait l'air. Il effleura du fouet ses chevaux. Le char-à-bancs roula.
—Allez donc vous sacrifier et pourrir dans des prisons pour de tels salauds! grogna l'homme, resté sur la route, le bulletin dans les doigts...
—Le peuple n'a point d'honnêteté, parce qu'il manque de foi. La peur de l'enfer le gardait mieux jadis contre la tentation. Il leur faut la foi; il leur faut le miracle, prêchait Édouard en riant. Il leur faut du miracle. Il faut absolument que je fasse des miracles auxquels ils puissent croire selon l'esprit de ce temps! A moi la tâche de Consalvi! Je la mènerai jusqu'au bout avec l'aide de la science. Veuille le Seigneur que M. Balthazar Claës me livre son secret. Et alors... Rome cédera.
—Tu te rompras le cou, mon cher... Tu te feras interdire... A moins qu'on ne te glisse un toxique subtil dans les hosties dont tu te sers en disant la messe, prédit Cavrois. C'est ainsi que Rome récompense les curés trop savants.
—N'importe... Jamais, en aucun temps, l'Église n'eut en mains la possibilité de l'universel, comme depuis cinquante ans... Pie VI aurait dû obtenir la conversion de Franklin, l'admettre au Sacré-Collège avec Montgolfier et Volta, leur offrir des palais à Rome, et des régiments de moines pour préparer leurs expériences, secrètement, au fond des cloîtres. Ne rien divulguer au peuple, d'après la méthode des prêtres égyptiens et de Moïse. Ensuite faire apparaître les miracles de l'étincelle électrique, du paratonnerre, de l'aérostat, du bateau à vapeur. Voyez-vous: si Pie VII avait baptisé et mitré Fulton, lorsque Napoléon l'eût abandonné, après l'heureux essai sur la Loire, le Saint-Siège aurait pu lancer du port d'Ostie, dès 1806, une flotte de frégates à vapeur. On eût imposé la suprématie pontificale aux îles et aux côtes de la Méditerranée. On eût soutenu partout les fidèles du Christ, au moyen d'un prodige incontestable!... Ces gens-là ont manqué à leur mission. Ils ont laissé tous les miracles leur échapper. Ils ont renié le Saint-Esprit pour le Sacré-Cœur. La victoire de l'Église n'adviendra que sous les bannières de La Colombe... Il faut rétablir le règne du Saint-Esprit dans Saint-Pierre de Rome!... Il faut du miracle... Il faut des miracles...
—Sais-tu, l'abbé, que j'envie ton imagination et ton éloquence...
—Tu te moques à tort Omer! Pense comme moi! Naguère, quand tu me raillais, en m'invitant à marcher sur les eaux, si je voulais être suivi, tu m'as ouvert tout à coup la voie... Je veux marcher sur les eaux! Je veux reprendre la tradition des Jésuites, qui tenaient leur loge maçonnique au collège de Clermont. Je restituerai au Saint-Esprit le culte qui lui est dû... Mais toi, toi, tu m'abandonnes! Tu veux te marier, torcher des portées d'enfants, et plaider, pour cinquante louis l'une, mille et mille affaires véreuses devant les tribunaux civils! Omer! Omer!... Est-ce là ce que nous nous proposions ensemble dans le jardin du collège, après les classes du Père Corbinon et du Père Anselme?...
—Il plaide aussi pour les malheureux frappés injustement! répliqua Dieudonné...
—Ah, maudits Jacobins! Quelle est votre erreur! Comment, vous, vous les séides de la jeune Europe, vous aspirez à l'union fraternelle des races occidentales, en une seule République..., et vous ne voyez pas que la tâche est à demi faite, que déjà le nom de chrétiens, les coutumes du chrétien, la langue latine des offices, l'identité parfaite des rites et des règles catholiques, englobent dans une seule âme, les Italiens, les Espagnols d'Europe et d'Amérique, les Autrichiens et les Français, des millions d'Allemands mêmes; que le schisme orthodoxe peut être un jour pardonné, et qu'alors la Russie tout entière s'allie; que les protestants des Deux-Mondes se peuvent réconcilier avec Rome, un jour..., au nom de Jésus et de la fraternité chrétienne; que cette matière humaine est prête à se coaguler, comme les eaux de plusieurs rivières aboutissant au fleuve, sous la lueur d'une aube pure et froide, pour devenir une même glace consistante; que c'est là l'œuvre de dix-huit siècles!... Et puérilement, naïvement, vous prétendez reprendre la tâche au début, à l'époque des martyrs... Ne songez-vous pas aux dix-huit siècles qu'il va falloir à votre pensée pour atteindre l'état de la catholicité présente... «La société n'est plus qu'un doute immense!» écrit l'abbé de Lamennais... Votre idée a cinquante ans... Comptez dix-huit siècles devant vous pour arriver seulement à l'étape du doute immense!...
—Pardon, opposa Dieudonné. Nous dations de Babel et d'Hiram...
—Insensés! Vous n'en n'êtes même pas à l'étape de la chrétienté sous Constantin...
—Nous y fûmes de 1792 à 1810... Julien l'Apostat est aussi venu, parmi vous, mais Julien l'Apostat n'a guère duré plus que l'empire despotique, que les Bourbons ne doivent durer maintenant.
—Peuh!... Vous vous méprenez fort... Voilà deux mois à peine que je voyage en Flandre; et, pour fonder mon abbaye de moines savants, j'ai déjà récolté les deux tiers des souscriptions indispensables... Ce soir, à Douai, nous souperons, s'il vous plaît, chez une veuve, qui doit me remettre un contrat de donation entre vifs. C'est le troisième tiers... Dieu persuade!
Le soleil saignait sur l'horizon quand ils pénétrèrent dans la ville de Douai par les rues sinueuses. Elles vont à la Scarpe entre deux rangs d'étroites demeures flamandes que coiffent leurs pignons angulaires à degrés latéraux, qu'orne, par-dessus l'huis, une fenêtre principale, cintrée, munie d'un balcon à gracieux encorbellement de fer courbe. La voiture remisée à l'auberge, les cousins gagnèrent la rue de Paris et la maison de Claës, que désigne la statuette de sainte Geneviève filant sa quenouille dans une lanterne, au faîte du porche. La sonnette fut ébranlée. Ils attendirent la venue de la servante, quelques instants, devant les briques de la façade et les barres de grès sombre encadrant les croisées. La porte ouverte, Dieudonné fut admis par le sourire de la domestique, qui leur fit parcourir le couloir sablé, gravir deux étages d'un escalier sombre, en s'appuyant à la rampe de chêne massif et ciré.
Depuis 1822 Omer n'avait pas vu M. Balthazar Claës; et il eut peine à le reconnaître dans ce haut cadavre chauve, aux sourcils blancs, courbé sur le bras d'un fauteuil de canne; seuls, vivaient encore les yeux: au fond des orbites creuses et bistrées. Le vieillard reçut les voyageurs avec une extrême politesse. S'étant levé, il parut très maigre sous la longue redingote marron. Aussitôt il arpenta l'énorme grenier en parlant de ses travaux récents. Il cita quelques anecdotes sur les manies de son maître Lavoisier. Sans interrompre son discours, le fantôme allait d'une cornue à un matras, soufflait sur la poussière des flacons et des tubulures, caressait la cloche pneumatique de ses mains osseuses, rangeait des cristaux violets sur la table de bois cru, et roulait des fils électriques autour de la pile de Volta, comme s'il eût voulu utiliser du moins cette visite oiseuse en réparant le pire du désordre.