Au soleil de juillet (1829-1830). Paul AdamЧитать онлайн книгу.
une longue chevauchée.
—Voyez-moi quelles petites gens ils recrutent pour faire nombre: par-dessous le surplis des chantres, on aperçoit le pantalon gris et la guêtre noire de malheureux ouvriers qui font les saints à quinze sous la séance..., remarquait M. Corbehem; il ricanait bien haut, il faisait trembler sa bedaine en gilet de velours, et battait, avec les bras, la jupe de sa redingote marron.
Le plus grand élève des Frères ignorantins portait la bannière du Sacré-Cœur; les garçons étaient nu-tête, bien peignés, vêtus de blouses et de pantalons en bure monastique, et tenaient chacun un petit cierge maigre, éteint déjà. Suivaient les filles voilées de la mousseline roide qui recouvrait les robes de salin et de soie, gloires passées des bals et des mariages, cadeaux offerts par les dames de la ville aux Enfants de Marie. Omer ni le chevalier n'estimèrent la beauté de l'âge ingrat. Mais des voix délicieuses et frêles montaient par la rue, d'où sortaient leurs deux files infinies. Sur l'air en vogue de la Dame Blanche, leur chœur modulait un cantique timide qu'appuyaient les sons des cloches les plus lointaines, comme si le vœu de la ville recommandait au ciel les prières de ces jeunes sourires. Derrière, les bannières bleues brodées d'argent luisaient, ainsi que les visages divins et véritables de cette foule pieuse formant un seul corps en adoration. Le général Augustin, roide, magnifique, illuminé de croix et de broderies, soutenait, avec le secours du bedeau, un brancard antérieur du dais, à la gauche de l'évêque qui présentait au peuple les rayons de l'ostensoir. A droite, le comte de Praxi-Blassans, son claque sous le bras, marchait impertinent, sévère, le front levé. Les brancards postérieurs étaient aux mains du trésorier général et du directeur de la Banque d'Artois, deux solennels messieurs, en habit bleu barbeau et en bas de soie. Puis les musiciens de la garde nationale assourdissaient dans leurs cuivres une marche de mode lent, que rythmaient les coups de grosse caisse. Mme Héricourt, Mme Horpsvrahen, la tante Caroline et une demi-douzaine de veuves accompagnaient de très petites filles portant des lys en papier. Enfin, l'abbé de Praxi-Blassans et les trois missionnaires précédaient la croix peinte en vert-pomme, charriée dans une brouette fleurie, qu'escortaient, avec de gros cierges, les fonctionnaires en uniformes brodés, les officiers supérieurs chargés d'épaulettes massives et coiffés en coup de vent, le troupeau de dames aux chapeaux de plumes, aux collerettes tuyautées, et aux cachemires polychromes enveloppant les froufrous soyeux des robes. Le vent ébouriffait un peu les mèches des hommes découverts, secouait les panaches roses et bleus des femmes, arrondissait les rubans des bannières, transportait quelques parfums d'iris et de lavande, quelques odeurs de cuir et de pommade, effaçait fort vite les sons de la musique, et enlevait au ciel le cantique des voix pures.
De partout, mille et mille gens affluaient jusqu'à la Terre de Cité. Toute l'âme de la ville venait au cœur que, pour ce jour-là, lui avaient choisi l'abbé de Praxi-Blassans, le général Héricourt, le pair de France, et la tante Caroline. Elle riait à chacun, semant le suif de son cierge de six livres. Les touffes de têtes graves et fraîches se penchaient à toutes les fenêtres des petites maisons étroites. D'une fabrique voisine, plusieurs centaines d'ouvrières accoururent. En haut de l'estrade, Édouard prêcha.
On entendit peu de choses. Le silence unanime frémissait. Omer Héricourt apprécia l'orgueil de contempler la population entière, toute cette Flandre espagnole, écoutant, sur les genoux, la parole de sa famille, qui déclamait, messagère de Dieu, par la voix mélodieuse et forte de ce jeune prêtre, aux belles boucles poudrées, aux mains lumineuses.
La croix fut érigée. Deux coups de maillets assurèrent les étançons dans la maçonnerie du calvaire. L'évêque fit plusieurs pas, avec la crosse pastorale. Il bénit le Signe, pendant que les diacres en lourdes chappes d'orfèverie relevaient les pans du manteau d'or. Comme le vieillard larmoyant se tournait vers la foule, avant d'achever l'action de grâces, une belle femme en deuil, se précipita, s'abattit contre terre, étendit ses mains gantées...
«Monseigneur!... Et vous, mes frères,... sanglota Mme Horpsvrahen, j'avoue humblement... avoir profité sans scrupules... des biens acquis par feu mon père, à vil prix, du temps de l'impiété et du malheur... Le domaine de Horps, qui appartenait, avant la Révolution, aux abbayes, et qui était de la sorte devenu la propriété des miens, je le restitue aujourd'hui à l'Église, entre les mains de M. l'abbé de Praxi-Blassans, pour qu'il le rende à sa destination première. Et je prie Dieu, par l'intercession de la Sainte Vierge, afin qu'il me pardonne mon péché!... Ainsi soit-il!»
Sanglotant d'émotion, elle avait donc récité la leçon écrite par Édouard. La foule, d'abord silencieuse et stupéfaite, s'interrogea, se renseigna: les uns approuvaient, les autres admiraient.
Mais les filles entonnèrent un cantique. La grosse caisse tonna. L'évêque se prosterna à nouveau devant l'ostensoir déposé dans un amphithéâtre de cierges et de fleurs. Et toutes les cloches de la ville s'ébranlèrent à la gloire des Héricourt.
III
—Elvire, pourquoi soupirez-vous?
—Le sais-je?
—Est-ce une plainte?
—Sans doute.
—Et que vous m'adressez...
—Je ne dis point cela...
—Mais encore?
—La vague de la mer sait-elle ce qui la fait gémir?
—Vous cachez dans une phrase d'élégie ce qui vous peine...
Elle secoua la tête, et continua de tricoter en marchant sur les feuilles mortes. L'automne était somptueux, parmi les arbres d'or au jardin de Meudon. Les cailloux des sentes humides brillaient devant le soleil aussi pâle que le ciel. Omer scrutait de son mieux l'âme de Mlle Gresloup. Était-elle jalouse de l'Espagnole? Elvire souffrait-elle de cela? Mais alors elle l'aimait, lui... Il ne put rien obtenir de la pudeur qu'elle mit à lui tout dissimuler de son âme.
Il se rappela qu'on l'avait, à plusieurs reprises, saignée naguère. Malgré leur promptitude à mêler les aiguilles et les mailles de laine, les mains de la jeune fille parurent exsangues, comme celle d'une morte. Il le remarqua pour attribuer la tristesse à la préoccupation de la maladie.
Elvire fit sa moue d'écolière moqueuse.
—Mon Dieu, je me sens un peu de faiblesse encore; mais cela n'est point pour me chagriner tant. Je goûte assez l'état de convalescence. La nature paraît plus aimable. On chérit davantage la bonne mère qu'on retrouve et qui fortifie nos pas chancelants. Hélas! je ne suis pas de celles à qui la sauté suffit pour se réjouir. Je ne crois pas ma journée bien remplie parce que j'ai bu et mangé à souhait, après avoir dormi profondément. Et je serais incapable de me juger malheureuse parce que mon appétit se dérobe. N'êtes-vous pas de même?
—J'avoue que sentir mon corps et mon âme s'accorder pour la vigueur de l'action, cela me procure du bonheur; et il ne me semble pas négligeable. Je me plais à savoir que la loi naturelle demeure observée par mes organes et par mon esprit.
—Vous êtes en cela comme mon père. Il se tâte les muscles. Il lève les poids. Il n'entre dans son laboratoire que si les forces physiques l'assurent d'abord de leur parfaite santé. Ma mère prétend que le propre des hommes est de ne méditer que dans un but d'action. Ce leur vaut de la supériorité sur nous, pauvres songeuses! Hélas! nous ne pouvons qu'espérer... Dieu nous a départi ce don-là tout seul.
—Regrettez-vous de ne pas courir des risques? Seriez-vous comme Dolorès Alviña, qui rêve de se vêtir en cavalier et de retourner en Amérique pour combattre les libéraux de Bolivar, venger son père les armes à la main, par le fer et par le feu.
Au nom de l'Espagnole, le teint d'Elvire s'empourpra, puis le sang reflua et laissa le front livide, les joues blêmes, les lèvres convulsives. Elle ne répondit que par une négation